Intraduisibles?

L’idée est assez répandue qu’il y aurait des mots «intraduisibles»; tel, lit-on dans bon nombre de livres ou de revues de vulgarisation, serait par exemple le mot «gemütlich», qui y est présenté, sans doute pour frapper davantage l’imagination du lecteur, de manière assez sensationnelle, comme s'il renfermait a priori en lui tout un monde singulier et impénétrable aux non-initiés, ou comme s'il était lui-même, de par son étymologie peut-être, doué de cœur et d'âme...

(Vous pouvez lire la suite plus bas dans le texte du devoir)

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         Quelle est la thèse que soutient Hegel dans ce texte? Les pensées, lit-on, ne sauraient accéder à la conscience de celui-là même qui pense, avant d’avoir trouvé leur forme définitive dans le mot. Ce serait même uniquement par le mot que les pensées parviendraient à une existence déterminée, qui est leur existence «la plus haute»; et cette existence serait en outre la plus vraie. Voilà en peu de lignes beaucoup de notions qui demandent à être élucidées. En effet, comment est-il possible de ne pas «avoir conscience» de nos pensées? Par ailleurs, de quelle nature est donc le mot, qu’il puisse, malgré son caractère objectif, être la condition de l’existence de mes pensées, qui, elles, me sont intimes? Qu’est-ce enfin qu’une pensée déterminée et en quoi est-elle porteuse de vérité? Ce sont tous ces points que nous tâcherons d’examiner dans un premier temps. Cependant, avant de commencer une lecture ordonnée de ce texte - dont les mots assurément requièrent notre plus grande attention -, peut-être n’est-il pas sans intérêt de rappeler que c’est dans le haut allemand du début du XIXème siècle que le philosophe exprima sa pensée. Or justement, il a suffi d’un bref regard jeté sur l’original allemand pour faire surgir d’emblée un doute: fallait-il vraiment, par exemple, traduire l’allemand «wissen von» par le français «avoir conscience de»?... De fait, nous l’aurions traduit autrement (comme on pourra le voir à la dernière page de ce devoir). C’est que pour un texte donné, il y a toujours plusieurs traductions possibles; le traducteur hésite, ayant à faire un choix entre plusieurs solutions plus ou moins bonnes. Mais, qu’est-ce à dire au fond, si ce n’est que la pensée de HEGEL peut être rendue au moyen de mots autres que ceux qu’il avait lui-même choisis? N’y a-t-il pas là contradiction avec la thèse selon laquelle la pensée serait indissolublement liée aux mots, au point que ceux-ci la conditionneraient? D’ailleurs ne pensons-nous vraiment que par des mots? Enfin, la parole donne-t-elle un compte rendu véridique de la pensée? Telles sont les questions que nous nous poserons dans un deuxième temps. Mais reprenons le texte à son début.

 

 

         Dès la première phrase, il faut prendre garde à la traduction. Le texte allemand ne dit pas: «Nous n’avons conscience de nos pensées», mais «Wir wissen von unseren Gedanken», c’est-à-dire: nous sommes au fait de nos pensées, nous en sommes instruits, avisés, nous les voyons ou les apercevons. Et être au fait d’une chose, c’est non seulement avoir simplement conscience de cette chose, mais c’est aussi être à même de l’identifier et de l’expliquer, c’est donc proprement la connaître et la reconnaître. De même qu’on ne peut tout bonnement assimiler l’inconscience à l’ignorance, conscience et connaissance sont deux notions à ne pas confondre: la conscience d’une chose n’en implique pas nécessairement la connaissance. La connaissance en effet suppose un point de vue sur un objet, l’ob-jet étant ce qui est «jeté par devant», ce qui tout à la fois s’oppose et se propose, comme le montre de façon encore plus manifeste l’étymologie du mot allemand: le «Gegenstand» est ce qui se tient devant moi «was mir gegenübersteht». On ne connaît que ce qu'on peut poser devant soi pour en faire l'examen. Il y faut un certain recul. Par contre, dans la conscience immédiate que l’on a d’une chose, il n’y a aucun recul. La conscience que l'on a d'une douleur, par exemple, ne se distingue pas de cette douleur elle-même: elle est conscience-douleur. Si je suis tout entier absorbé par ce que je suis en train d’écrire, le début de douleur que je sens dans le dos ou dans la main ne m'apparaît que par la phrase que je suis en train d’écrire, qui me fait soudain l'effet d'être «pénible à écrire». La douleur elle-même en tant que telle n'est pas encore reconnue; je ne m'en suis pas encore avisé. Pourtant, elle ne cesse pas un instant de m'être présente: «[...] elle ne cesse pas un instant de nous être présente; elle s'interpose entre toutes nos manières d'être, et fait même partie essentielle du sentiment actuel que nous avons de notre existence; [...]» (à propos de la sensation de «résistance», MAINE DE BIRAN - INFLUENCE DE L’HABITUDE SUR LA FACULTÉ DE PENSER, en 1799, p. 123). Selon la définition qu'en donne HEGEL dans sa PHILOSOPHIE DES GEISTES (paragraphe 418), la conscience d’une chose est en premier lieu (zunächst) la certitude immédiate (unvermittelte Gewißheit) de cette chose, la simple saisie de cette chose, qui en quelque sorte se confond avec elle: «[...] l'œil se confond avec l'objet [...]»BOSSUET – (Sermons, M.-A. de Beauvais, II). Si bien que, tout entière faite de cette chose, la conscience apparaît riche en contenu, alors qu’elle est pauvre en pensées. (Es erscheint als das reichste an Inhalt, ist aber das ärmste an Gedanken - §418) Et elle est pauvre en pensées, précisément parce que, en l’absence de tout recul, elle ne permet aucun point de vue, aucune prise de position, aucun jugement; bref, elle perçoit sans apercevoir. HEGEL nomme cette conscience «la conscience sensible» (das sinnliche Bewußtsein), laquelle, bien qu’étant aussi certitude immédiate d’elle même (Gewißheit seiner selbst), n’a cependant pas nécessairement connaissance d’elle-même, ne s’étant pas encore elle-même constituée en objet (pour tout à la fois s’opposer et se fondre à cet objet). Ainsi, tant que ma douleur n’en est qu’à l’état de conscience immédiate, bien que je sois tout entier cette douleur, je ne puis rien dire sur elle. Ce n’est qu'à la réflexion et par la réflexion que j'en fais un objet de connaissance, en prenant du recul pour me retourner sur elle et l'examiner comme si elle était une chose en dehors de moi. Et MAINE DE BIRAN d’ajouter (p. 123): «mais si sa continuité la rend très familière et nous en distrait le plus souvent, le moindre retour de l'attention lui rend toute sa clarté [...]» Précisons, pour compléter, que la Bewußtsein qui a connaissance d'elle-même, HEGEL l'appelle la Selbstbewußtsein: «Das Selbstbewußtsein hat das Bewußtsein zu seinem Gegenstande, stellt sich somit demselben gegenüber - § 417 »La conscience de soi est celle qui a pour objet le fait même d'être conscient, et qui se met pour ainsi dire en face d'elle-même. Cette Selbstbewußtsein ne saurait cependant se suffire tout à fait à elle-même et a besoin d'un autre objet pour se circonscrire: «Mais l'effort suppose deux termes, ou plutôt un sujet et un terme essentiellement relatifs l'un à l'autre; c'est bien toujours le sujet qui est modifié, mais, s'il ne faisait que sentir, il demeurerait identifié avec sa modification, et s'ignorerait lui-même; il ne peut se connaître sans se circonscrire, sans se comparer à son terme; c'est dans ce dernier qu'il se perçoit, qu'il se mire en quelque sorte, c'est donc là qu'il rapportera également tout ce qu'il distingue et compare.» MAINE DE BIRAN (les mots ont été soulignés par nous) (p. 133)

        

         À la lumière de cette petite rectification, nous comprenons dès lors que c'est non pour en prendre conscience, mais pour en prendre connaissance que nous objectivons nos pensées, que nous en faisons des objets pour nous, -ou plus exactement, nous dit HEGEL, que nous leur donnons le caractère d'un objet (Gegenständlichkeit), et d'un objet bien distinct de nous-mêmes (Unterschiedensein). Pour y arriver, il nous faut en quelque sorte mettre nos pensées dehors (les «ex-poser»), ou du moins leur prêter la forme (Gestalt) d'un objet. La forme seulement, car ma pensée ne saurait m'être tout à fait comme un objet étranger que j'aurais simplement «trouvé» (gefunden). Au contraire, en s’objectivant, ma pensée m’apparaît d’emblée tout entière comme déjà mienne et connue: prendre connaissance de ma pensée, c’est la reconnaître. Tout compte fait, ma pensée ne m’est extérieure que dans la mesure où j'établis entre elle et moi un rapport, un rapport ne pouvant exister qu'entre objets distincts. Mais ce rapport est d'un type spécial: c'est un rapport intrinsèque qui fait que ma pensée n'existe que dans la mesure où elle se rapporte à moi. (§414 – das Verhältnis [ist] der Widerspruch der Selbständigkeit beider Seiten und ihrer Identität – Tout rapport existant entre deux termes est à la fois la preuve que ces deux termes ne sont pas identiques et la preuve qu'ils ne sauraient être l'un sans l'autre). Il faut donc une extériorité qui n’en soit pas une, un dehors intime (ein innerliches Äußerliches), nous dit HEGEL; et ce dehors intime, affirme-t-il, ne peut être que le son articulé, le mot. HEGEL entend par là que, quand je parle, ma parole m’est tout à la fois objective et subjective. Voire objective d’une façon subjective et objective d’une façon subjective. Qu’est-ce à dire? Laissons-nous guider par HEGEL - en nous aidant des travaux de MAINE DE BIRAN, de ROUSSEAU et de ceux des linguistes du XXème siècle -,  et tentons d’examiner cet aspect de la parole.

 

         Tout d’abord, il va de soi qu'en «émettant» ou «proférant» une parole, le sujet parlant en fait un objet physique, puisque cette parole se matérialise autour de lui de façon sensible par les vibrations du son, et que le son par sa matérialité s’impose à lui, autrement dit puisqu'il l’entend (encore que ce soit une matérialité bien évanescente et fugace que celle du son, lequel, du fait même de sa propagation, à peine né, s’atténue déjà pour finalement disparaître. «das Sichverbreiten des Tones [ist] ebensosehr sein Verschwinden» (§ 401)). Mais, d'un autre côté, à y «écouter» de plus près, on s’aperçoit que, dans la parole, ce n’est pas exactement le son physique et matériel qu’on entend. Les sons, nous explique MAINE DE BIRAN dans INFLUENCE DE L’HABITUDE SUR LA FACULTÉ DE PENSER (en 1799), «nous les percevons toujours d'autant plus distinctement, qu'ils ont plus de rapport avec ceux que nous pouvons rendre, imiter ou articuler nous-mêmes [...] nous n'entendons bien qu'autant que nous parlons;[...] p. 82» Pour entendre une langue comme l’entendent ceux qui la parlent, il faut d’abord que nous-mêmes nous la parlions et la comprenions. En d’autres termes, nous n’entendons guère que ce à quoi nous sommes préparés; nous n’entendons que pour autant que nous savons par avance ce qu’il y a à entendre. Ou encore: pour entendre ou comprendre un son ou un certain sens, il ne suffit pas de le recevoir, il faut encore l'anticiper: «Il y a de certaines choses qu’on n’entend jamais, quand on ne les entend pas d’abord [...]» MADAME DE SÉVIGNÉ – Lettre du 14 mai 1686 p. 338. De là sans doute le double sens du mot «entendre», qui signifie aussi bien «ouïr» que «comprendre». En jouant sur cette ambiguïté, on peut avancer que le son de la parole ne «se fait entendre» finalement que pour «faire entendre» quelque chose d’autre que lui-même, à savoir le sens de ces paroles, en d’autres termes: ce que ces paroles au juste veulent dire; et ce, à telle enseigne que, si le sens en est clair, la déficience objective d’un son chuchoté, bafouillé ou déformé ne sera la plupart du temps ni identifiée ni même seulement perçue par l’auditeur, comme l’ont prouvé diverses expériences réalisées en laboratoire de phonologie (voir à ce sujet THE CAMBRIDGE ENCYCOPLEDIA OF LANGUAGE; ainsi que ALFRED TOMATIS, L’OREILLE ET LE LANGAGE). C’est du reste cette «double entente» de la parole qui explique que nous ne soyons jamais à même d’apprécier la mélodie de notre propre langue: il n'y a que les langues étrangères qui puissent nous faire l'effet d'une musique ou d'un bruit que nous jugeons agréable ou non. C’est ainsi que peut s’entendre le bon mot de KURT TUCHOLSKY, dans SPRACHE IST EINE WAFFE  (Le langage est une arme): «Fremde Sprachen sind schön, wenn man sie nicht versteht» (Les langues étrangères sont belles, quand on ne les comprend pas). Dès lors que nous en avons le sens, nous ne percevons plus le son physique pour lui-même: nos oreilles ne captent jamais le son de notre langue d’une manière objective. Ce que nous percevons dans la parole, c’est bien plutôt ce que MAINE DE BIRAN appela dans son mémoire de 1799 le «son réfléchi intérieur»: «Ainsi, l'individu qui écoute, est lui-même son propre écho, l'oreille se trouve comme frappée instantanément, et du son direct externe, et du son réfléchi intérieur: ces deux empreintes s'ajoutent l'une à l'autre dans l'organe cérébral [...]» (INFLUENCE DE L’HABITUDE SUR LA FACULTÉ DE PENSER, p.82. Un bon siècle plus tard, SAUSSURE, dans son COURS DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE, parlera, quant à lui, d’une «image acoustique», laquelle n'est pas «le son matériel, chose purement physique, mais l’empreinte psychique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens.». L’extériorité, l’objectivité matérielle de la parole qui se fait entendre se trouve donc en quelque sorte démentie (niée) par le fait que c’est l'intention du sujet parlant qu’on entend (comprend) dans le son que rendent ces paroles.

 

         Mais cette subjectivité, à son tour, se trouve comme infirmée par la nature même du mot, lequel doit bien être doué d'une certaine existence objective, puisque, nous dit HEGEL, il est comme une donnée objective qu’il nous faut apprendre: § 457 – «man [muß] die Bedeutung der Zeichen erst lernen» (La signification du signe est d’abord à apprendre). Remarquons que par «Zeichen» (signe) HEGEL semble ici plutôt désigner ce que SAUSSURE, de son côté, nommera «l'image acoustique» ou encore «le signifiant», le signe étant pour SAUSSURE la combinaison du signifiant (image acoustique) et du concept, et le concept lui-même étant le «signifié». En quoi donc l'image acoustique du mot est-elle bien une donnée qu'il nous faut apprendre? SAUSSURE nous donne la réponse: «Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire [...] Ainsi l'idée de «sœur» n'est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s-œ-r qui lui sert de signifiant; il pourrait être aussi bien représenté par n'importe quelle autre: à preuve les différences entre les langues et l'existence même de langues différentes [...]» p. 100 Si pour un signifié donné telle image acoustique ne s'impose pas davantage que telle autre, si même toute autre image acoustique aurait aussi bien pu faire l'affaire, si ce qu'on appelle «bœuf» d'un côté de la frontière, est appelé «Ochs» de l'autre, alors je ne peux, de moi-même, connaître ces mots sans les avoir appris. C’est notamment, précise HEGEL, ce qui distingue le signe du symbole, car la forme du symbole, loin d'être indifférente, est au contraire toujours plus ou moins dérivée de la chose que ce symbole représente (par exemple: le rouge symbole du sang, de la violence etc.). Par là, le symbole reste rattaché à mon imagination, au lieu que le mot renvoie d'emblée à une idée générale (concept) sans image: «der Name, indem wir ihn verstehen, ist die bildlose einfache Vorstellung» HEGEL § 462 (dans le temps que nous en saisissons le sens, le nom est une représentation sans image). Qu'est-ce à dire? Que le mot renvoie toujours à une idée générale se conçoit aisément: le mot «arbre», par exemple, ne laisse de renvoyer à un genre, à une catégorie, même quand nous l'appliquons à tel ou tel arbre particulier. Même le sensible et le concret, écrit HEGEL, nous ne pouvons l’exprimer autrement qu'en combinant des idées générales et abstraites: «Als ein Allgemeines sprechen wir auch das Sinnliche aus». Mais pourquoi l'idée générale est-elle sans image? Eh bien, avait déjà répondu ROUSSEAU, parce qu'il est tout simplement impossible de se faire une image du général; nous ne pouvons nous représenter que des choses en particulier: «Essayez de vous tracer l’image d’un arbre en général, jamais vous n’en viendrez à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s’il dépendait de vous de n’y voir que ce qui ce trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un arbre. » – DISCOURS SUR L’ORIGINE ET LES FONDEMENTS DE L’INÉGALITÉ PARMI LES HOMMES, publié en 1754 – p. 206. L'idée générale est donc bien une représentation sans image, ou pour reprendre plutôt les termes de ROUSSEAU, elle est une représentation «purement intellectuelle». D'où aussi qu'elle n'a pas à dépendre d'une quelconque réalité a priori des choses: «Qu'est-ce au fond que la réalité qu'une idée générale et abstraite a dans notre esprit? Ce n'est qu'un nom, ou, si elle est autre chose, elle cesse nécessairement d'être abstraite et générale.» CONDILLAC - LOGIQUE, V (publié en 1780). En somme, il n'est rien dans le mot, ni son image acoustique ni le concept auquel il renvoie, qui puisse se déduire des choses: «Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique» (SAUSSURE p. 98) – l'un comme l'autre n'ayant «aucune attache naturelle dans la réalité» (SAUSSURE p. 101). Il nous faut l'apprendre entièrement, comme on apprend une donnée objective.

 

         Pourtant, d'un autre côté et en retour, tout objectif soit-il, le signe n’a de valeur que pour moi, que pour autant que je lui prête un sens concret dans une situation particulière, sans quoi il ne serait plus qu’une «extériorité» vide de sens, «sinnlose Äußerlichkeiten» nous dit HEGEL(§459). Le mot, pour être compris, est à dépasser; il faut en faire abstraction, y passer outre, si l’on veut pouvoir porter le regard vers la réalité qu’il désigne. Le mot «petit», par exemple ne signifie pas la même chose dans «une petite souris» que dans «un petit éléphant», «petit caporal» ou «petit commerçant». Les mots «je», «ici», «hier» ne peuvent s’interpréter qu’en situation concrète, etc. Nous voilà de retour dans la subjectivité. Il est inutile de poursuivre, les quelques remarques que nous venons de faire étant suffisantes pour nous convaincre du caractère à la fois objectif et subjectif de la parole.

 

         À quoi avons-nous abouti? Nous avons vu que pour connaître notre pensée il fallait d’abord ne plus faire corps avec elle, donc en quelque sorte la détacher de nous, la rendre extérieure à nous, tout en maintenant avec elle cependant un rapport intime niant ou contredisant cette extériorité. En outre, nous avons reconnu avec HEGEL que la parole, par son caractère objectivement subjectif et subjectivement objectif, était tout à fait propre à donner aux pensées cette extériorité niée, ce dehors intime. À présent, il nous reste à examiner ce qui fait que le mot constitue, pour HEGEL, le degré d’existence le plus digne et le plus valable (würdigtes) pour nos pensées, et en quoi ce degré serait aussi celui qui contient le plus de vérité (wahrhaftestes).

 

         Tout d’abord, qu’est-ce que le plus haut degré de la pensée pour HEGEL? Sur ce point aussi, la PHILOSOPHIE DES GEISTES nous fournit de nombreux indices: le plus haut degré de la pensée, son stade le plus accompli, écrit HEGEL, c’est l’idée GÉNÉRALE ou le «concept» [Begriff] clairement reconnu pour tel. Ce n’est que dans le «concept» que la pensée trouvera sa forme déterminée (bestimmt). Qu’est-ce à dire? Les concepts sont certes déterminés, puisque les mots leur donnent une forme objective. Mais pourquoi faut-il forcément que la pensée s’articule en concepts? C’est que, pour HEGEL, le concept constitue l’intelligibilité même de ma réalité vécue: cet arbre particulier n’existe en fait pour moi que par l’idée générale, le concept [Begriff] d’arbre que j’en ai. Sans ce concept, qui découpe et filtre le réel, mon arbre se fondrait tout bonnement dans un ensemble indifférencié et s’évanouirait pour moi en tant qu’arbre. Le concept est donc ce qui proprement informe ma réalité, tout à la fois en fondant le général et en renseignant le particulier; il est ce par quoi advient la multiplicité des choses et ce qui constitue leur unité propre. Tout ce que je vois, ce que j’entends et ressens, tous les «objets» que je perçois, ne sont en ce sens que les produits de mon intelligence (Intelligenz), qui est comme une grille de lecture du réel. Autrement dit, je n’appréhende le réel que dans la mesure où, dans le sens fort du terme, je le conçois (je l’engendre, je l’enfante): «Das Denken ist das Sein» – L’être, c’est de la pensée, lit-on dans le §465. Penser, ce serait donc nécessairement conceptualiser, dresser une nomenclature, poser des termes. Au surplus, il convient de distinguer, nous dit HEGEL, si nous ne faisons que concevoir le réel ou si, par surcroît, nous nous voyons le concevant, autrement dit, si le concept, qui est notre création, est reconnu pour être tel. Ou encore, pour citer NIETZSCHE (DIE FRÖHLICHE WISSENSCHAFT / LE GAI SAVOIR §301), si oui ou non, nous nous sommes débarrassés de «cette duperie de l’esprit» («Wahn») qui nous fait croire que nous ne serions que spectateurs et auditeurs de la vie, alors que nous en sommes proprement les artisans, les auteurs et les continuateurs ([...] er meint, als Zuschauer und Zuhörer vor das grosse Schau- und Tonspiel gestellt zu sein, welches das Leben ist: er [...] übersieht dabei, dass er selber der eigentliche Dichter und Fortdichter des Lebens ist). Ce n’est, selon HEGEL, que dans le cas où nous nous voyons, où nous nous connaissons concevant, que le concept trouvera son plein achèvement.  À ce stade, l’intelligence sait que le réel ne prend forme que dans le concept: §465 «[Die Intelligenz] weiß daß, was ist, nur ist, insofern es Gedanken ist»  (L’intelligence sait que ce qui est, n’est, ne peut prétendre être, que pour autant qu’on le pense). Or, comme on l’a déjà vu, il ne saurait y avoir de connaissance sans recul, sans objet de connaissance; et n’est-ce pas le mot, qui en prêtant son extériorité objective au concept, peut le mieux permettre ce recul et fournir l'objet nécessaire? Ainsi, pour HEGEL, penser c’est conceptualiser, et conceptualiser, c’est nommer et dénommer. «§462 Es ist in Namen, daß wir denken» écrit HEGEL (C’est par les noms que nous pensons). Mais il y a plus: car la pensée, en se coulant dans le mot, non seulement parvient à son meilleur degré de détermination et d’achèvement, mais encore elle se met en état de saisir la «vérité» des choses (§467 imstande, die Wahrheit der Dinge zu erfassen) Et ce, pour cette raison qu’on n’appréhende la «vérité» d’une chose particulière, nous dit HEGEL, qu’en en dégageant le caractère général (Das Tiefste ist auch das AllgemeineLe plus profond est aussi le général – HEGEL in REDE BEIM ANTRITT AN DER UNIVERSITÄT BERLIN). En effet, on ne peut prétendre appréhender la «vérité» d’une chose – c’est-à-dire dans ce qu’elle a pour moi de permanent, d'essentiel, de caractéristique – qu’en faisant abstraction de sa variation dans le temps comme de sa contingence; d’où que c’est bien le concept, à la fois général et abstrait, qui est riche en vérité (§396 : Die Sprache aber befähigt den Menschen, die Dinge als allgemeine aufzufassenC’est le langage qui nous rend capable d’appréhender les choses dans leur généralité). Pour illustrer cette conception de la vérité, recourons à un exemple, celui de la linguistique. Celle-ci a pour objet d’étude le langage, et non nécessairement les langues elles-mêmes: il n’est pas en effet absolument nécessaire d’apprendre des langues pour faire de la linguistique, ou du moins, de les apprendre toutes. Or le langage n’a bien sûr d’autre réalité concrète dans le monde que les langues elles-mêmes qui y sont parlées, diverses et particulières; car savoir parler, c’est forcément savoir parler une certaine langue en particulier. En même temps, d'un autre côté, sans cette notion générale de langage, nous ne saurions appréhender ce qui fait qu’une langue est une langue: «Si l'on veut découvrir la véritable nature de la langue, il faut la prendre d'abord dans ce qu'elle a de commun avec tous les autres systèmes du même ordre [...]» SAUSSURE p. 35 (Introduction). Vouloir saisir le langage, c’est en effet tenter d’établir s’il est possible, à partir des traits particuliers et contingents de telles ou telles langues, de dégager des règles générales et abstraites, des «lois» pouvant s’appliquer à toutes les langues. «Ainsi, quand on veut montrer une chose générale, il faut en donner la règle particulière d’un cas; mais si on veut montrer un cas particulier, il faudra commencer par la règle générale» BLAISE PASCAL – Pensées (n°40, p. 82). En ce sens, le langage désignerait l’essence et la vérité des langues, étant entendu toutefois que c’est une essence choisie par nous et une vérité qui ne vaut que pour nous. Car le monde n'a pas de significations préalables qui ne seraient plus pour nous qu'à déchiffrer. Si le monde nous paraît lisible, ce n'est que d'après une grille de lecture dont nous nous dotons nous-mêmes. Ou plutôt, notre lecture n'est autre au fond que cette grille de lecture, que notre grille de lecture à nous. Ainsi, pour en revenir à l’exemple de l’arbre, la «vérité» pour nous de cet arbre-ci n’est autre que l’idée générale que nous nous faisons de tout arbre, «vérité» qui n'a en retour d'autre «réalité» pour nous que les choses en particulier que nous voulons bien désigner par ce terme d'arbre. Il s’ensuit que la pensée, comme on l’a déjà marqué pour le mot, ne doit rien a priori au monde, puisque la réalité des choses pensées ne dépend que de la «vérité» que nous leur donnons, autrement dit, de leurs concepts (de la conception que nous nous en faisons), qui sont «purement intellectuels». La pensée n’entretient donc qu’un rapport parfaitement libre avec son objet: «§467 – Somit steht das Denken hier zum Objekt in einem vollkommen freien Verhältnisse.»; en quelque sorte, la pensée se soutient elle-même par le rapport qu’elle entretient avec elle-même. C’est ce que HEGEL appelle «la pensée raisonnée» (vernünftiges Denken), qui est une pensée pure (reines Denken), où il ne se mêle aucune sensation, ni, en dernière instance, plus aucune subjectivité - ma personne (le «je») ne se définissant que par opposition aux autres personnes (autrui), que je définis en les nommant (en les concevant donc) et qui me définissent en me nommant (en me concevant); subjectivités se soutenant les unes les autres, sans autre appui qu’elles-mêmes, et par là même s’annihilant en tant que telles, mais pour passer à un degré supérieur, autrement dit: «sie heben sich auf» (où «aufheben» signifierait tout à la fois: abolir, neutraliser, annuler, compenser, conserver, élever, relever...); c’est donc, en dernier lieu, une pensée purement conceptuelle, qui s’épanouit librement en elle-même et par elle-même: «ein Denken, in das sich nichts – das Sinnliche, Gemeinte, Subjektive – einmischt, sondern das frei und nur bei sich selbst entwickelt». Voilà pourquoi, selon HEGEL, le mot, en tant qu’il est la forme concrète du concept, est non seulement le plus haut degré de la pensée mais aussi le plus «vrai».

 

 

*    *    *

         Nous voilà enfin arrivé au bout de la démonstration de HEGEL. Il est temps à présent de récapituler: «Das Wort gibt demnach den Gedanken ihr würdigstes und wahrhaftestes Dasein.», c’est la parole, donc, voire peut-être le mot, qui donnerait aux pensées leur existence la plus digne et la plus véritable. Mais, avons-nous vu, c'est parce que la pensée serait précisément faite de concepts prenant forme par le mot. N'y a-t-il pas là comme un cercle? Ne semble-t-il pas finalement que l'affirmation de HEGEL soit vraie «par définition»? Car enfin, si on a pris soin au départ de ne voir dans la pensée qu'un système de concepts déterminés, et que l’on pose ensuite qu'un concept n'est déterminé que dans la mesure où il fait corps avec un mot, alors en effet, il n’est pas surprenant que pensée et parole soient indissolublement liées, à tel point même que l’une ne pourrait être imaginée sans l’autre: «penser sans les mots, c’est une tentative insensée... » Ce qui ne peut être exprimé par des mots (das Unaussprechliche, l'ineffable), selon HEGEL, ne serait qu’une chose indéfinie, une chose en fermentation, sans clarté. Le fameux vers de BOILEAU «Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement» (L’ART POÉTIQUE) ne serait alors qu’une vaine tautologie, concevoir et énoncer n'étant alors que les deux faces d’une même chose.

 

         Mais le sens d'un énoncé peut-il vraiment se déduire entièrement et uniquement des mots qui le composent? Le traducteur a-t-il d’ailleurs eu bien raison de rendre l’allemand «Wort» par le français «mot»? C’est que «Wort» est très polysémique, et, selon les contextes, peut signifier aussi bien «mot», que «propos», «énoncé», «parole»... Et selon qu'on l'entende au sens de «parole» ou de «mot», par exemple, la question qui se pose est tout autre. Dans le premier cas, la pensée serait certes nécessairement liée à la parole en général, à l'existence d'un langage articulé, mais quelle que soit par ailleurs la langue utilisée. Dans le second cas, la pensée serait bel et bien liée à la langue particulière dans laquelle elle s'exprime, ce qui finalement reviendrait à dire que telle pensée exprimée en telle langue serait incommunicable en toute autre langue.

 

         Nous commencerons par examiner la seconde de ces deux hypothèses: «§462 Es ist in Namen, daß wir denken» écrit HEGEL, c’est par les «noms» donc que nous penserions. Mais en affirmant pareille proposition, n'admettons-nous pas du même coup que la pensée serait a priori limitée par le lexique ou la structure de la langue dans laquelle elle s’exprime? Plus encore: ne faudrait-il pas croire, dans ces conditions, qu’il suffirait de changer de langue pour changer de pensée? Bref, notre pensée serait-elle en quelque sorte prisonnière de notre langue ou comme enchaînée à elle? Dans les paragraphes suivants, nous aimerions à cette thèse opposer deux points de vues: d’abord celui du traducteur, puis celui que nous appellerons, par commodité, le point de vue du «psychologue».

 

         Dans l’exposé que nous ferons du «point de vue du traducteur», nous tenterons de montrer que le travail même de la traduction contredit l’affirmation de HEGEL; que, pour rendre le sens d'un énoncé on ne peut se contenter de traduire isolément chaque mot le composant; enfin que, contrairement aux hypothèses de BENJAMIN LEE WHORF, les mots et les catégories grammaticales, loin de mettre des bornes à la pensée ou à son expression, sont plutôt comme des panneaux de signalisation qui indiquent le chemin suivi par la pensée sans jamais limiter celle-ci; que, si limites il y a, elles ne sont pas linguistiques, mais simplement humaines; et que, par voie de conséquence, il n’y a aucune idée ou conception, pour peu qu’elle ait été exprimée dans une langue, qui ne puisse être exprimée dans une autre langue. Puis, dans les paragraphes consacrés au point de vue du «psychologue», partant d’un texte de FICHTE, que nous citerons amplement tout en le commentant, nous verrons que les mots comme les langues font communément l’objet de toutes sortes d’appréciations et de jugements de valeurs visant notamment à établir des hiérarchies entre les langues, voire à leur attribuer une sorte de quotient intellectuel qui limiterait a priori leur capacité d’expression. Nous essaierons d’expliquer pourquoi ces classements ne nous paraissent pas recevables et en quoi même ils sont dangereux. Finalement nous tâcherons de faire voir que ces jugements reposent en fait sur des conceptions fausses, quoique répandues, qui prêtent aux langues une existence propre et un pouvoir autonome qu’elles n’ont pas.

 

         Voyons donc, pour commencer, le point de vue du traducteur. Pour un traducteur, croyons-nous, il ne peut y avoir, entre pensées et mots, ni identité, ni lien de nécessité. Car enfin, s’il en était ainsi que pensées et mots ne fussent que les deux faces d’une seule et même chose, comment comprendre le long travail de la traduction qui consiste, dans un premier temps, à dégager entièrement le sens du texte de départ, autrement dit à abstraire de la forme donnée (en contexte) un certain sens pour, dans un deuxième temps, rendre ce sens sous une forme nouvelle (dans un autre contexte); et ce, non sans avoir d’abord essayé tour à tour diverses combinaisons de mots, plusieurs tournures et plusieurs tours de phrase, choisissant ainsi, selon le contexte, selon l’effet à obtenir, parmi plusieurs moyens possibles, ceux qui conviendront le mieux? Comment expliquer qu’on ait ce choix, qu’il y ait seulement la possibilité d’un choix entre plusieurs mots ou tournures etc. pour traduire ou reproduire l’intention de l’auteur, et, de manière générale, qu’on puisse reformuler sa pensée par d’autres mots? D’où viendrait que nous sentons parfois, non sans frustration, que nos mots ne rendent que bien imparfaitement notre pensée? «Mann kann auch seine Gedanken nicht ganz in Worten wiedergeben.» (Même ses propres pensées, on ne peut tout à fait les rendre par des paroles.) FRIEDRICH NIETZSCHE -  DIE FRÖHLICHE WISSENSCHAFT (244 - Gedanken und Worte) -p. 514. D’où viendrait le sentiment de décalage qu’il nous arrive d’éprouver entre ce que nous sentons et ce que nous exprimons: «Que ne puis-je t’exprimer ce que je sens si bien! et comment sens-je si bien ce que je ne puis t’exprimer?» MONTESQUIEU – Lettres persanes – Lettre VII p. 18; ou au contraire le sentiment qui nous saisit, en certaines occasions, d’une adéquation parfaite avec notre pensée, mais à retardement, comme lorsque dans les mots de tel grand écrivain nous reconnaissons soudain une pensée que nous avons eue mais que nous n’aurions jamais su nous-même si bien formuler? Enfin change-t-on de pensée pour l’exprimer dans une autre langue? Après tout, le texte de HEGEL n’a-t-il pas été traduit dans d’autres langues? – il est vrai, plus ou moins bien. La question qui se pose alors est de savoir si le degré de réussite d’une traduction dépend uniquement de la compétence du traducteur, ou bien si ce degré de réussite est de toute façon et a priori conditionné par la nature de la langue de départ et de celle d’arrivée. C’est cette dernière hypothèse que BENJAMIN LEE WHORF, en 1956, dans «LANGUAGE, THOUGHT and REALITY», voulut démontrer: pour lui, la pensée était à ce point solidaire des mots et des structures de la langue utilisée, que toute tentative pour exprimer cette pensée dans une autre langue ne pouvait être que vaine: «We dissect nature along lines laid down by our native language. [...] We cut nature up, organize it into concepts, and ascribe significances as we do, largely because we are parties to an agreement to organize it in this way [...]; its terms are absolutely obligatory; we cannot talk at all except by suscribing to the organization and classification of data which the agreement decrees.»  (Nous découpons la nature selon certains contours que nous impose la langue dans laquelle nous avons grandi [...] Nous décomposons la nature, l’organisons en concepts, et le sens que nous assignons aux choses dépend largement de la convention qui nous lie et nous oblige à cette organisation [...] les clauses de cette convention sont absolument obligatoires; nous ne saurions aucunement parler à moins de souscrire à l’organisation et à la catégorisation qu’elle stipule.) Or le chercheur américain apporta malgré lui le meilleur démenti à sa théorie, puisqu’en expliquant sur des pages entières les concepts et les catégories des langues amérindiennes, il prouvait, par ces pages mêmes, que cette explication en anglais était tout à fait possible. Les faits de traductions et d’échanges culturels témoignent d’ailleurs assez qu’il n’y a point de concept, si complexe et riche soit-il, qui, pour autant qu’il soit exprimable dans une certaine langue, ne puisse être expliqué et commenté, et donc, qui ne puisse, d’une manière ou d’une autre (quand bien même il faudrait pour y arriver plusieurs pages), être finalement exprimé dans une autre langue, quelle qu’elle soit. Par conséquent, il est clair que de ce qu’un mot particulier ou une catégorie particulière (genre, temps, aspect etc.) fasse apparemment défaut dans une langue, il ne s’ensuit nullement que les locuteurs de cette langue ne puissent en penser et en exprimer l'idée ou le concept. Par exemple, bien qu’on n’emploie guère en allemand de termes distincts pour nommer ce qu’en français on désigne à part et respectivement par les mots de «langue», «langage» et «parole», - le mot allemand «Sprache» pouvant signifier tout cela à la fois -, personne ne songera à nier cependant que ces distinctions ne soient parfaitement présentes à l’esprit des linguistes allemands, et également, si besoin est, parfaitement exprimables dans la langue allemande.

 

         Certes, l’idée est assez répandue qu’il y aurait des mots «intraduisibles»; tel, lit-on dans bon nombre de livres ou de revues de vulgarisation, serait par exemple le mot «gemütlich», qui y est présenté, sans doute pour frapper davantage l’imagination du lecteur, de manière assez sensationnelle, comme s'il renfermait a priori en lui tout un monde singulier et impénétrable aux non-initiés, ou comme s'il était lui-même, de par son étymologie peut-être, doué de cœur et d'âme. Les mots de «douillet» (comme dans «intérieur douillet »), de «bien aise»; de «à l’aise», de «chez soi», de «familier, intime», de «convivial» etc. ne sauraient, nous explique-t-on encore, en rendre toute la richesse. Soit: si l’on veut, à la rigueur. Mais, pourquoi borner pareil raisonnement à quelques mots seulement, du genre de «gemütlich»? Car enfin, à ce compte-là, il n’est aucun mot d’aucune langue qui puisse jamais être entièrement traduit par un mot unique qui lui soit parfaitement équivalent dans une autre langue: chaque mot en soi, en tant qu’il occupe une place unique dans telle langue particulière, est forcément «intraduisible». Le mot «Kopfkissen» (coussin à tête), par exemple, ne rappelle en rien l’oreille qui s’entend dans notre mot «oreiller»; le mot «Straße» signifie aussi bien «route» que «rue» que «chaussée»; «danger de mort» décrit plutôt l’effet, tandis que «Lebensgefahr» (danger pour la vie) insiste plutôt sur la cause; le «pot de chambre» est en en allemand un «Nachttopf», un pot de nuit, et ainsi de suite. Si on les prend isolément, il n'est aucun de ces mots qui soit, en toute rigueur, «traduisible»; d'autant que, pour peu qu'on s'intéresse aux multiples emplois qui leur sont donnés dans les textes ou dans les conversations, on ne tarde pas à s'apercevoir que leur sens ne cesse à tout moment de varier plus ou moins sensiblement, ondoyant et miroitant diversement selon le contexte et la situation donnée, s'enrichissant même à l'occasion de nuances nouvelles. Ainsi, quand il dit, «ein gemütlicher Sessel» (un fauteuil douillet), le locuteur allemand ne songe de toute évidence pas à la même chose que quand il dit: «Mach es dir gemütlich!» (Mets-toi à l’aise/ Fais comme chez toi) ou «ein gemütliches Beisammen» (un bon moment passé ensemble/une atmosphère conviviale/une agréable compagnie) ou encore «ein gemütlicher alter Herr» (un vieux monsieur, selon le cas, bien aimable/ arrangeant/ accommodant/ complaisant/ conciliant etc.): c'est le contexte qui tranche, et l'intention de celui qui parle. Intention qu'il faut bien se garder d'aller chercher dans la forme ou dans l'étymologie d'un mot. La plupart du temps, on prononce en Allemagne ce mot de «Kopfkissen» sans plus songer à la tête, que nous autres locuteurs français, nous n’avons en vue l’oreille quand nous disons «oreiller». S'agit-il seulement pour nous de comprendre ou de nous faire entendre, nous ne nous arrêtons normalement pas à la forme des mots. «Comme une ancienne et longue habitude nous a parfaitement familiarisé avec les signes écrits ou parlés, toute notre attention se concentre ordinairement sur les idées; et quoique nous n'en prenions connaissance que par le moyen des mots ou des caractères qui les représentent, ceux-ci disparaissent complètement, ou la perception en est devenue si légère, qu'elle est effacée aussitôt que produite.» MAINE DE BIRAN, INFLUENCE DE L’HABITUDE SUR LA FACULTÉ DE PENSER, 1799, p. 173. Ce n'est qu'à la réflexion, après coup, que peut-être nous nous avisons de cette forme, de même que nous pouvons nous aviser soudain de la couleur ou de tel détail graphique d’un panneau de signalisation que normalement nous omettons de regarder pour lui-même, attentifs que nous sommes au renseignement utile qu'il nous indique. Quiconque, au lieu de regarder vers le danger qu’il pointe, regarderait le doigt lui-même, s'intéressant à sa forme, passerait sans doute pour un insensé. C'est pourtant ce genre d'erreur que commettent tous ceux qui pensent pouvoir juger du sens d'un mot d'après sa forme, laquelle n'est le plus souvent que de pure convention. Ils confondent le moyen avec la fin. Ils cherchent le signifié dans la forme du signifiant, oubliant que «Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire» (SAUSSURE p.100), que la forme même du signifiant est indifférente, du moment qu'elle remplit sa fonction: «Et, à cet effet, le moindre signe, le plus imparfait, le plus incomplet suffit, du moment qu'il est établi, entre les gens parlant la même langue, qu'un rapport existe entre le signe et la chose signifiée.» ARSÈNE DARMESTETER – LA VIE DES MOTS (p.43).

 

         En réalité, le mot, contrairement à l'impression que peuvent nous donner à ce sujet les dictionnaires, n'a pas, à proprement parler, de «contenu»; il ne «renferme» pas de signification a priori. Il n'a pas, lit-on dans COURS DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE, «d'idées données d'avance», mais seulement «des valeurs émanant du système.» Et SAUSSURE d'ajouter: «Quand on dit qu'elles correspondent à des concepts, on sous-entend que ceux-ci sont purement différentiels, définis non pas positivement par leur contenu, mais négativement par leurs rapports avec les autres termes du système. Leur plus exacte caractéristique est d'être ce que les autres ne sont pas.» (p. 162) «Dans l'intérieur d'une même langue, tous les mots qui expriment des idées voisines se limitent respectivement: des synonymes comme redouter, craindre, avoir peur n'ont de valeur propre que par leur opposition; si redouter n'existait pas, tout son contenu irait à ses concurrents.» (p. 160) Considéré en lui-même, le mot n'a aucune autonomie sémantique; il ne peut recevoir de contenu que relativement à d'autres mots, par opposition à d'autres mots, dans un jeu de délimitation réciproque; il n'est qu'une fonction, qu'une relation, qu'une différence: «[...] dans la langue il n'y a que des différences. Bien plus: une différence suppose en général des termes positifs entre lesquels elle s'établit; mais dans la langue il n'y a que des différences sans termes positifs» (p. 163) Le mot enfin n'a pas de substance. «La langue est une forme et non une substance.» (p. 169) Et on peut raisonnablement compter qu'il en va de même pour ce mot de «Gemütlich», sur le «Gemüt» duquel on peut en dire ce qu'à propos d'autre mots écrivit une fois TUCHOLSKY: «Und dabei kommt man nicht nur zu der Erkenntnis, [...] daß es dergleichen im Französischen nicht gibt: man entdeckt auch rasch etwas anderes. Daß es das überhaupt nicht gibt.» (Ce faisant, non seulement on en vient à la conclusion qu’il n’y a rien de tel dans la langue française, mais on s’aperçoit en outre bien vite d’autre chose, à savoir qu’il n’y a là au fond rien du tout.)– SPRACHE IST EINE WAFFE – p. 25.

 

         D'autant que, en dépit de ce qu'on pourrait imaginer, la signification des mots que nous employons pour former une phrase n'est pas précisément ce qui donne à celle-ci son sens. «On raisonne quelquefois comme si lire et écouter consistait à s'appuyer sur les mots vus ou entendus pour s'élever de chacun d'eux à l'idée correspondante, et juxtaposer ensuite ces diverses idées entre elles. L'étude expérimentale de la lecture et de l'audition des mots nous montre que les choses se passent d'une tout autre manière.» remarque HENRI BERGSON dans L'ÉNERGIE SPIRITUELLE p. 170. On raisonne, ajouterons-nous, comme si les mots préexistaient aux phrases. Étudie-t-on pourtant la composition d'un dictionnaire, ou cherche-t-on soi-même à définir un mot, on s'aperçoit que ce serait plutôt en partant des phrases, en partant d'énoncés lus ou entendus (exemples, citations etc.) que, par recoupements (rapprochements, délimitations, éliminations etc.), on parvient à en donner une définition; et encore, d'une manière qui n'est jamais définitive ni complète, la liste des significations d'un mot s'allongeant, se détendant ou se resserrant, s'étirant ou se déplaçant au gré des phrases ou des formulations ou des situations nouvelles. (Les lignes de démarcation d'un mot à l'autre ne sont d'ailleurs jamais parfaitement nettes, la signification d'un mot empiétant toujours par quelque côté sur la signification de tous les autres – ne serait-ce que parce qu'un mot ne peut-être défini que par d'autres mots, et ceux-ci par d'autres encore.) Loin d'être un élément de départ, la signification des mots serait finalement plutôt une sorte de résultat. Aussi d'ordinaire ne prêtons-nous guère attention aux mots: «[...] quand nous écoutons une phrase, il s'en faut que nous fassions attention aux mots pris isolément: c'est le sens du tout qui nous importe;[...]»HENRI BERGSON dans L'ÉNERGIE SPIRITUELLE p. 148. Nous n'avons pas à nous arrêter à chacun des mots prononcés pour en tirer des significations que nous ajouterions ensuite. Au contraire: nous parlons et nous comprenons en premier lieu de manière globale et synthétique: «nous partons du sens», le sens, qui est, précise BERGSON dans LA PENSÉE ET LE MOUVANT (p. 133), «moins une chose pensée qu'un mouvement de pensée, moins un mouvement qu'une direction.». Nous anticipons et comprenons le sens global d'une phrase avant de saisir celui des mots qui la composent. La signification des mots n'est donc pas, en définitive, ce qui donne un sens à la parole. Le mot ne précède pas la parole; bien plutôt, pourrait-on dire, il en procède. En matière de langage, c'est le tout qui explique les parties.

 

         D'ailleurs, comme le note encore BERGSON dans MATIÈRE ET MÉMOIRE (p. 130): «Un mot» n’a d’individualité pour nous que du jour où nos maîtres nous ont enseigné à l’abstraire. Ce ne sont pas des mots que nous apprenons d’abord à prononcer, mais des phrases.» Abusés que nous sommes par «l'analyse grammaticale» qu'on nous enseigne à l'école, par ce terme de «langage articulé» dont on use pour qualifier le langage humain et qui nous donne de la parole une vision quelque peu mécanique, nous en oublions que la plupart du temps nous saisissons le sens d'une parole de la même manière que nous saisissons le sens d'un geste ou d'une physionomie, à savoir, sans bien reconnaître la combinaison des muscles et des nerfs qui sont en jeu, ni les règles qui président peut-être à cette combinaison, et de plus, sans nous en soucier. L'analyse d'un geste ou de l'expression d'un visage en telle situation donnée peut certes être utile au comédien, qui, semblablement au traducteur en présence d'un texte, face à ce visage, cherche à en déceler le «mécanisme», afin de pouvoir à l'occasion en reproduire le sens – encore qu'il lui faille, pour son propre jeu, repartir du sens et non de ce «mécanisme», sans quoi il risque fort de jouer faux, ou encore, comme l'écrit DIDEROT dans son PARADOXE SUR LE COMÉDIEN, il «se répète sans émotion». Mais si elle est éventuellement utile au comédien, comment ne pas voir que pareille analyse nuirait à la communication normale de tous les jours? «Une intelligence qui irait sans cesse du mot à l'idée serait constamment embarrassée et, pour ainsi dire, errante L'ÉNERGIE SPIRITUELLE p. 172

 

         Vouloir, pour traduire un texte, rendre chaque mot qui le compose dans tous les aspects sémantiques apparents ou potentiels qu’il peut présenter à l’analyse est donc une erreur. Cette erreur, ce vice de traduction, qui consiste à considérer le mot pour lui-même au détriment de la fonction qu'il remplit, VINAY et DARBELNET l’appellent «surtraduction». Il y a notamment «surtraduction» chaque fois que, par souci de fidélité exacte au texte à traduire, et craignant de s'en rapporter à son propre jugement pour ce qui est du sens à donner à ce texte, le traducteur s'applique à en reproduire la forme à la lettre, prêtant ainsi à cette forme, peut-être sans bien s'en rendre compte, un relief, une intention ou une signification qu'elle n'avait pas au départ. Par exemple, il serait étrangement outré et ridicule de traduire notre «oreiller» par quelque chose comme «Ohrkissen» (coussin pour oreille), faux de traduire «aller chercher quelqu'un» par «gehen jemanden suchen» (qui signifie plutôt: partir à sa recherche), dangereusement inefficace de traduire «Yield right of way» autrement que par «Priorité à gauche» ou «Priorité à droite», selon les cas («Cédez le droit de passage», dans ce contexte, ne serait tout simplement pas compris en France). En somme, le «surtraducteur» est celui qui oublie que les mots ne sont que des signes n'ayant de sens ou de valeur qu'à l'intérieur d'un certain système et par rapport aux autres signes de ce même système, («[...] la langue est un système qui ne connaît que son ordre propre» SAUSSURE p. 43) et qui, par méconnaissance de ce système, pense que pour traduire un texte il suffit de transposer dans l'autre langue chacun des éléments formels le composant, et ce, avec un minimum de transformation, en cherchant pour chaque mot de ce texte, un mot qui lui fasse pendant dans la traduction. Le résultat de ce genre de traduction est souvent étrange, verbeux, bizarrement emprunté, mal compréhensible, quand il ne dit pas tout autre chose que l'original qu'il est pourtant censé rendre. «Le refus de procéder à des adaptations qui portent non seulement sur les structures, mais aussi sur le déroulement des idées et leur présentation matérielle dans le paragraphe, se trahit dans un texte parfaitement correct par une tonalité indéfinissable, quelque chose de faux qui décèle invariablement une traduction.» JP VINAY – J DARBELNET – STYLISTIQUE COMPARÉE p. 53. D'où cette observation que fit, dans un de ses aphorismes, LICHTENBERG: «Ist es nicht sonderbar, daß eine wörtliche Übersetzung fast immer eine schlechte ist ?» (N’est-il pas singulier qu’une traduction littérale soit presque toujours une mauvaise traduction?).Tout traducteur expérimenté sait en effet que, même quand elle paraît possible «grammaticalement», une traduction mot à mot n’est presque jamais une traduction efficace. Une dizaine d’années avant que le réformateur français JEAN CALVIN ne traduisît en français son INSTITIO CHRISTIANÆ RELIGIONIS et à l’époque même où RABELAIS se moquait dans son GARGANTUA du latin faux comme du faux latin des pédants de son temps, en Allemagne, MARTIN LUTHER avait entrepris de rendre la bible accessible au public en la traduisant en bon allemand (gut deudsch). Dans une célèbre lettre ouverte qu’il rédigea en 1530 («Sendbrieff von Dolmetschen»), citant le passage suivant de la bible, où il est question de Sainte Madeleine qui n’a pas appliqué un certain onguent de la manière qui convenait: «Quid perditio ista unguenti facta est, il explique: «Folge ich den Eseln vnd buchstabilisten, so mus ichs also verdeudschen: Waruemb ist diese verlierung der salben geschehen? Was ist aber das fur deudsch? Welcher deudscher redet also: Verlierung der salben ist geschehen? Vnd wenn ers wol verstehet, so denckt er, die salbe sey verloren vnd muesse sie etwa widder suchen, wiewol das auch noch tunckel vnd vngewis lautet.» (Veux-je suivre les ânes et les littéralistes, alors il me faut traduire: Pourquoi cette perdition de l’onguent est faite? Mais quelle sorte d’allemand est-ce là? Quel Allemand parle de la sorte? Et quand il comprendrait cette phrase, ce serait en se figurant que l’onguent a été perdu peut-être, et qu’il faut le retrouver, -encore que de manière bien douteuse et incertaine). Et MARTIN LUTHER de donner la solution: «Es ist schade vmb die salbe. Das ist gut deudsch» (Quel gâchis d'onguent! Voilà du bon allemand). À l’instar du réformateur allemand, nous dirons que même une phrase aussi simple que «Er kommt bald», mot à mot: «il vient bientôt», se rendra bien mieux en français si on la reformule en: «il ne va pas tarder», parce que c’est de cette manière-ci et non de cette manière-là qu’en français on s’exprime normalement et qu’on se fera bien entendre. En matière de traduction, c’est l’usage qui doit primer et non la lettre: «denn man mus nicht die buchstaben inn der Lateinischen Sprachen fragen, wie man sol Deudsch reden, wie diese Esel thun. Sondern man mus die mutter ihm hause, die kinder auff der gassen, den gemeinen man auff dem markt druemb fragen, vnd den selbigen auff das maul sehen, wie sie reden, vnd darnach dolmetschen [...]» (car ce n’est pas, comme le font ces ânes bâtés, dans les lettres du latin qu’il faut aller chercher comment on parle l’allemand; c’est bien plutôt à la mère au foyer, aux enfants dans les rues, et aux gens des halles qu’il faut le demander; il faut les écouter parler et puis traduire en conséquence). S’est-on bien efforcé, pour traduire un propos, de se conformer à l’usage, il faut encore tenir compte de l’esprit dans lequel ce propos a été proféré, esprit qu’il s’agit également de rendre dans la traduction, ce qui ne peut se faire si l’on reproduit la phrase à traduire au pied de la lettre: «Ne croyez pas que j’aie rendu ici l’anglais mot pour mot; malheur aux faiseurs de traductions littérales, qui en traduisant chaque parole énervent le sens! C’est bien là qu’on peut dire que la lettre tue, et que l’esprit vivifie.» VOLTAIRE, LETTRES PHILOSOPHIQUES (1733), p.127. Malheureusement, se plaint le traducteur allemand WOLF FRIEDERICH, dans son manuel sur la traduction: «[...]Da wird munter wörtlich drauflos übersetzt [...]» (On se lance allègrement et on fait du mot à mot) TECHNIK DES ÜBERSETZENS p.40. Il faut bien reconnaître que les mauvaises traductions sont la règle plutôt que l’exception. Qui s’en émeut, tel l’écrivain RENÉ ÉTIEMBLE dénonçant ce qu’il appelait le «sabir atlantique» ou encore le «franglais», s’expose assez paradoxalement à se voir taxer de «purisme», comme si les tenants de la «lettre» (que LUTHER nomme plaisamment les «littéralistes» et les «papistes») n’étaient pas eux-mêmes «puristes»! En feuilletant une traduction en allemand de «L’ÊTRE ET LE NÉANT», je tombe par exemple sur l’expression «schlechter Glaube» (mauvaise croyance), censée traduire le mot «mauvaise foi». Or «schlechter Glaube» n’est pas en allemand une combinaison usuelle; «im guten Glauben» signifie «en bonne foi et conscience», ce qui n’est pas la même chose que la simple «bonne foi» (Ehrlichkeit) et n’est pas non plus le contraire de la «mauvaise foi» (Unehrlichkeit, Selbsttäuschung, Selbstbetrug). Que pourra donc bien comprendre le lecteur allemand à la distinction qui est à faire entre le mensonge et la mauvaise foi (cette dernière, nous explique SARTRE, impliquant qu’on se mente aussi à soi-même) si le deuxième terme est traduit par «mauvaise croyance»? Quel étrange service le traducteur a-t-il rendu à l’auteur en le «suivant» ainsi «à la lettre»? Répétons-le: en définitive, il ne s’agit pas de traduire les mots, mais d’indiquer, par des moyens autres que ceux du texte original (le système linguistique n’étant pas le même), le sens de ce texte, son «esprit», tout en veillant à ce que dans l’ensemble, et étant donné les différences de système et de contexte, l’effet produit par le nouveau texte soit équivalent à celui que produit le texte original. Aussi la traduction est-elle beaucoup plus malaisée et laborieuse qu’on ne croit communément. C’est bien ce que, MARTIN LUTHER veut nous dire quand il écrit, - au rebours du préjugé assez répandu selon lequel il suffirait de savoir les deux langues en question pour pouvoir traduire de l’une dans l’autre n’importe quel texte en un simple tour de main (comme si la parole s’offrait d’elle-même à nous toute faite et qu’il ne fallût pas d’abord la façonner et la modeler): «Vnd ist vns wol offt begegnet, das wir XIV tage, drey, vier wochen haben ein einziges wort gesucht vnd gefragt, habens dennoch zu weilen nicht funden. Im Hiob erbeiten wir also, M. Philips, Aurogallus vnd ich, das wir inn vier tagen zu weilen kaum drey zeilen kundten fertigen.» (Il nous est bien souvent arrivé de passer quinze jours [mot à mot: quatorze], trois, quatre semaines à la recherche et en quête d’un seul mot pour dans certains cas ne pas même le trouver. Nous trimons sur l’ancien testament, M. Philips, Aurogallus et moi-même, de telle manière qu’en quatre jours c’est à peine parfois si nous venons à bout de trois lignes). Soulignons que le tableau que LUTHER nous brosse là de la traduction n’a, à notre avis, rien d’outré: quiconque a sérieusement tâté de la traduction, a pu l’éprouver par soi-même. Si donc, pour revenir à l’auteur des «APHORISMEN», LICHTENBERG peut finalement ajouter: «Und doch läßt sich alles gut übersetzen. Man sieht heraus, wieviel es sagen will, eine Sprache ganz verstehen; es heißt, das Volk ganz kennen, das sie spricht» («Et pourtant, tout se traduit. D’où l’on peut mesurer ce que signifie au juste comprendre vraiment une langue; à savoir: connaître à fond la nation qui la parle.»), c’est que, lit-on dans la STYLISTIQUE COMPARÉE de VINAY et DARBELNET, «en tant que traducteurs nous nous occupons surtout de message». Et ce message, nous ne le comprenons que parce que nous avons d'abord une certaine connaissance ou expérience partagée du monde, et parce que nous sommes au fait des circonstances dans lesquelles il nous est donné; par exemple, nous savons qui parle et à l'adresse de qui, nous pouvons anticiper le but et l'effet qui par là sont visés, le type de réponse ou de réaction qui suivra, etc. La parole (les mots effectivement articulés) veut en somme dire toujours plus et autre chose qu’elle ne dit à la lettre: «[…] le sens esclaire et produict les parolles; non plus de vent, ains de chair et d’os. Elles signifient plus qu’elles ne disent. » MONTAIGNE – Livre Troisième - Ch. V p. 88. Un Français percevant l’injonction suivante: «La porte, s’il vous plaît !» comprendra qu’il s’agit de la fermer, ce que le mot de «porte» à lui seul n'indique pas. Traduite mot à mot, cette injonction pourrait d’ailleurs surprendre un Allemand, qui dans des circonstances semblables préférera dire: «Zumachen, bitte !» (Fermer, s’il vous plaît !). D’une certaine façon, loin d'expliciter la pensée du sujet parlant dans son intégralité, ces énoncés, tous deux elliptiques, sont au contraire dans les deux cas à compléter par une certaine expérience du monde, et s'appuient sur une certaine attente et connivence de l’auditeur. Cette attente varie d’une langue à l’autre; elle n’est pas la même pour un Français, qui, dans l’exemple cité, s’attend à ce qu’on nomme plutôt la chose à fermer, que pour un Allemand, qui s’attend à ce qu’on nomme plutôt l’action. Mais dans un cas comme dans l’autre, il n’est pas besoin de tout dire pour s’entendre; il suffit parfois d’une simple allusion - comme (au sujet des Français) s’amuse plaisamment à le faire remarquer TUCHOLSKY: «Die Franzosen fühlen auf dreihundert Meter gegen den Wind, dass jemand unzufrieden, entschlossen, unnachgiebig ist - man braucht ihnen das gar nicht erst ausdrücklich mitzuteilen. Es genügt, ganz leise anzuspielen... Ball, Bande, Ball - es kommt an.» (Les Français flairent chez quelqu’un le mécontentement, la détermination ou l’intransigeance jusqu’à trois cents mètres contre le vent; ce n’est pas la peine de le leur dire en toutes lettres; il suffit d’une allusion, d’une balle lancée: le message passe.»)  SPRACHE IST EINE WAFFE p. 105 – Tout dire du reste, à savoir, dire «ce qui va sans dire», c’est parfois simplement dire trop. En Allemagne, si dans le couloir bondé d’un bus on veut se frayer un chemin vers la sortie, on dira: «Darf ich bitte mal durch?». En France, dans la même situation, on dira plutôt: «Excusez-moi, s’il vous plaît.» La réaction française, traduite mot à mot et sans autre précision, ne serait peut-être pas bien comprise en Allemagne; mais la réaction allemande traduite en français («Puis-je passer s’il vous plaît? Vous permettez que je passe? ») serait sans doute mal perçue, pouvant passer pour une remarque désobligeante qu’on adresse à un passager quelque peu empoté, en lui mettant ainsi un peu brutalement les points sur les i pour lui faire comprendre ce qui normalement devrait aller sans dire. Le sens et le message d'un propos énoncé en telle ou telle occasion ne sauraient donc se réduire aux termes de cet énoncé. De fait, l’énoncé n’est guère, la plupart du temps, saisi pour lui-même ou pour les parties qui le composent. La preuve en est que, bien souvent, alors même qu'on en a compris le message, on est bien en peine après coup de reproduire un énoncé tel qu’il a été formulé, et pour le rapporter, on se trouve contraint de recourir à ses propres mots, à des mots qui ne sont pas les mêmes. Il semble même que la forme du message nous échappe d'autant plus que nous en saisissons mieux le sens, et que les formules que nous retenons le mieux sont aussi celles que nous comprenons le moins, comme le «Tire la chevillette, la bobinette cherra.» de notre enfance. Mais quand il s'agit de se faire comprendre, qu’importe, au bout du compte, qu'on le fasse en telle langue plutôt qu'en telle autre, si le but est atteint, si le message passe? À l'encontre de BENJAMIN LEE WHORF, le linguiste ÉMILE BENVENISTE ne voit pas que la structure ou les catégories des langues fassent jamais obstacle à l’expression des idées: «La pensée chinoise peut bien avoir inventé des catégories aussi spécifiques que le tao, le yin et le yeng: elle n’en est pas moins capable d’assimiler les concepts de la dialectique matérialiste ou de la mécanique quantique sans que la structure de la langue chinoise y fasse obstacle.» (CATÉGORIES DE PENSÉES ET CATÉGORIES DE LANGUE, p. 429)

         En dernière analyse, ce qui fait obstacle à la traduction, ce ne sont pas les limites supposées aux capacités d'expression d'une langue mais plutôt les choix qu’elle nous impose de faire pour faire passer un message. Car, comme le souligne la linguiste russe MARINA YAGUELLO, dans son CATALOGUE DES IDÉES REÇUES SUR LA LANGUE, «ce qui différencie les langues, ce ne sont pas leurs capacités expressives [...]», lesquelles capacités ne sont aucunement limitées par les mots: il est en effet toujours possible, quels que soient les mots existant dans une langue, de préciser ou de reformuler sa pensée par un recours à des périphrases, voire à des images et à des métaphores - la variété d’expressions comme la polysémie est du reste un trait commun à toutes les langues. En revanche, continue MARINA YAGUELLO: «Les langues diffèrent par ce qu’elles nous imposent de dire». Prenons un exemple. Le français nous force à trancher, dans les temps du passé, entre l’aspect ponctuel, défini (La foule s’écoula rapidement) et l’aspect «en train de se dérouler» (La foule s’écoulait rapidement), contrainte qui n’existe absolument pas en allemand, le prétérit étant le seul temps narratif dont cette langue dispose. De sorte que, - pour prendre un autre exemple-, pour traduire «Sie befürchtete Komplikationen», sauf netteté du contexte, le traducteur se verra contraint d’opter pour l’une ou l’autre des deux solutions possibles, à savoir «Elle craignit des complications» (à ce moment-là, en conséquence de ce qui précède) ou «Elle craignait des complications» (déjà depuis un moment, indépendamment de ce qui précède), apportant ainsi une précision, précision forcée que l’auteur n’aurait peut-être nullement souhaitée! Car l’ambiguïté aussi est une richesse d’expression. Et avons-nous le droit, dans un roman à la première personne, de traduire «Ich bin geduldig», par «Je suis patiente» plutôt que par «Je suis patient», si l’auteur ne souhaite pas révéler le sexe du narrateur? Heureusement, ces obstacles ne sont pas rédhibitoires, le traducteur expérimenté disposant, pour les contourner, de toutes sortes de techniques de modulation et de compensation (par exemple: Je suis quelqu’un de patient; j’ai de la patience etc.). En sorte que, de manière implicite ou explicite, dans sa globalité, le sens d’un texte peut toujours être rendu efficacement dans une autre langue, quelle qu'elle soit. Par conséquent, même à supposer qu'il y ait entre mots et pensées un lien nécessaire au moins reconnaîtra-t-on que ce lien accorde une certaine marge de manœuvre.

 

         Voilà donc pour le point de vue du traducteur. Il convient à présent d’aborder le point de vue du «psychologue», (qui, comme on le verra, reprend en partie celui du «traducteur»).

         S'il est vrai qu'elle se confond avec les mots, alors la pensée devrait pouvoir se mesurer au nombre et à l'efficacité des mots dont on dispose. Ce qui reviendrait à dire que la pensée, (et donc le développement intellectuel?), serait a priori bornée par le lexique de la langue qui est parlée. Pour le théologien protestant allemand FRIEDRICH SCHLEIERMACHER, la chose ne ferait aucun doute: «Jeder Mensch ist auf der einen Seite in der Gewalt der Sprache, die er redet; er und sein ganzes Denken ist ein Erzeugnis derselben. Er kann nichts mit völliger Bestimmtheit denken, was außerhalb der Grenzen derselben läge; die Gestalt seiner Begriffe, die Art und die Grenzen ihrer Verknüpfbarkeit ist ihm vorgezeichnet durch die Sprache, in der er geboren und erzogen ist, Verstand und Fantasie sind durch sie gebunden.» (Tout homme est d'un côté enfermé dans les bornes de la langue qu'il parle, langue dont tout ce qu'il pense, dont toute sa personne n'est qu'un produit. Par delà ces bornes, il ne saurait rien penser de bien distinct; le système de notions qu'il porte en lui et d'après lequel il ordonne ses idées est taillé sur le patron de l'idiome dans lequel il est né et a grandi; son entendement et son imagination y sont assujettis.) UEBER DIE VERSCHIEDENEN METHODEN DES ÜBERSETZENS (1813). Telle était apparemment aussi l’opinion de FICHTE, qui, vers la même époque, dans ses REDEN AN DIE DEUTSCHE NATION (Discours à la nation allemande) affirma: «Welchen unermeßlichen Einfluß auf die ganze menschliche Entwicklung eines Volkes die Beschaffenheit seiner Sprache haben möge, welche den einzelnen bis in die geheimste Tiefe seines Gemüts bei Denken, und Wollen begleitet, und beschränkt oder beflügelt [...] läßt sich allgemein erraten. p. 72» («On devine sans peine [...] tout l’empire que peut avoir sur l’évolution et le développement personnel d’une nation la trame de la langue qu’elle parle, langue qui guide sa pensée et sa volonté jusque dans les plus secrets recoins de son âme, pour la brider ou au contraire la lancer au galop [...]») Jugeant la langue allemande plus que toute autre vivante et propre à saisir le réel, il ne craignit pas d’en conclure à un avantage intellectuel pour les Allemands, aptes, selon lui, à entendre les langues des nations voisines mieux que les ressortissants mêmes de ces nations, tandis que ces derniers, toujours selon lui, enclos qu’ils seraient dans les bornes étroites de leurs langues romanes dénuées de sève, ne sauraient accéder à l’apprentissage de la langue allemande qu’avec la plus grande peine et en tout cas ne sauraient traduire ni rendre par leurs propres mots des mots allemands. «p. 73: Zunächst bietet sich dar, dass der Deutsche ein Mittel hat seine lebendige Sprache durch Vergleichung mit der abgeschlossnen römischen Sprache, die von der seinigen im Fortgange der Sinnbildlichkeit gar sehr abweicht, noch tiefer zu ergründen, wie hinwiederum jene auf demselben Wege klarer zu verstehen, welches dem Neulateiner, der im Grunde in dem Umkreise derselben Einen Sprache gefangen bleibt, nicht also möglich ist; dass der Deutsche, indem er die römische Stammsprache lernt, die abgestammten gewissermaßen zugleich mit erhält, und falls er etwa die erste gründlicher lernen sollte, denn der Ausländer, welches er aus dem angeführten Grunde gar wohl vermag, er zugleich auch dieses Ausländers eigene Sprache weit gründlicher verstehen und weit eigentümlicher besitzen lernt, denn jener selbst, der sie redet; dass daher der Deutsche, wenn er sich nur aller seiner Vorteile bedient, den Ausländern immerfort übersehen, und ihn vollkommen, sogar besser, denn er sich selbst, verstehen, und ihn, nach seiner ganzen Ausdehnung übersetzen kann; dagegen der Ausländer, ohne eine höchst mühsame Erlernung der deutschen Sprache, den wahren Deutschen niemals verstehen kann, und das echt Deutsche ohne Zweifel unübersetzt lassen wird.»

         Que répondre à cela? Pour commencer, nous signalerons que dès que l’on entreprend une comparaison «quantitative ou qualitative» des langues entre elles, on se heurte nécessairement à toutes sortes de difficultés, que FICHTE paraît avoir indûment négligées.

         Cherche-t-on en effet, dans un but de comparaison, à attribuer à telle ou telle langue une «quantité», on s'aperçoit bien vite qu’il est fort malaisé, par exemple, de faire le compte exact des mots censés la composer, puisqu’il se crée sans cesse des mots nouveaux, tandis que d’autres, en revanche, tombent en désuétude et disparaissent. Pousse-t-on plus avant l'examen, il apparaît que la notion même de mot, en tant qu'unité à compter, est pour le moins contestable. C'est un point qui a été souvent débattu par les spécialistes des langues et dans le détail duquel nous ne pouvons entrer ici; qu'il nous suffise de citer l’exemple de notre «sac à main», qu’on considère généralement, du fait de l’écriture, comme un groupe de mots, et son pendant allemand «Handtasche» (main-sac), figurant dans les dictionnaires comme un mot de plus à part entière parce qu'il s'écrit d'un seul tenant. Il se trouve que notre langue française fourmille de ces sortes de groupes de mots si unis qu’ils forment bel et bien une unité, par exemple: «mise au point», «prise de vue», «mise en plis», «coup de feu», «tour de force», «mots croisés» etc., et qui pourtant ne sont pas comptés pour des mots. À raison ou à tort? Comment au juste savons-nous ce qu'est un mot? Il semble bien, de l'aveu même des spécialistes, que «la définition du mot reste à l’état de problème philosophique» (ANDRÉ MARTINET - LA LINGUISTIQUE). Toujours est-il qu'on ne saurait raisonnablement fonder de comparaison entre les langues sur des comptes aussi peu fiables.

         Quant à la «qualité», à cette vitalité dont parle FICHTE - si l’on peut dire: à la chair vive et frémissante, à la puissance d’évocation, à la clarté et à la netteté (les linguistes parlent volontiers en outre de «motivation»), ou encore à la justesse, à la «précision de tir» qu’ont ou n’ont pas les mots, comment en donner une mesure qui soit objective et universelle? FICHTE a l'air de penser que les mots empruntés au latin auraient forcément, puisque le latin est une langue morte, moins de vie et de puissance d’évocation que n'en auraient les mots authentiquement de souche allemande. À l'appui de cette thèse, il oppose les mots «Humanität », «Popularität» et «Liberalität», qui seraient des «ausländische Worte», des «Fremdwörter», autrement dit, des mots d’ailleurs, des mots étranges et surtout étrangers, aux mots «Menschenfreundlichkeit», «Leutseligkeit», «Edelmut», qui seraient des mots authentiquement allemands, du «rechtes wahres Deutsch». Tandis que, nous explique FICHTE, les premiers, généralement mal compris quoique prestigieux, tendraient à envelopper le propos d’un voile opaque et obscurcissant («Einhüllung in Unverständlichkeit und Dunkel»), les seconds, parce qu’ils seraient parlants et évocateurs (ils seraient «sinnbildlich»), atteindraient mieux au but.

 

         Avant d'aller plus loin, peut-être n'est-il pas inutile de nous arrêter un moment sur cette notion de «Fremdwort», si familière aux Allemands, mais qui pourtant ne va aucunement de soi dans d'autres pays. En France, par exemple, et bien que la langue française contienne tout autant de mots d’origine étrangère que la langue allemande, on n'a pas coutume d'envisager le vocabulaire sous cet angle. Les linguistes français distinguent bien entre mots dits d'origine «populaire» et ceux dits d'origine «savante», mais ces catégories sont loin d'être toujours claires dans l'esprit du Français moyen, qui, à la façon de monsieur Jourdain, use journellement de mots d'origine savante sans s'en rendre compte et jugera par contre insolite ou pompeux tel mot d'origine populaire, pour peu que ce mot soit devenu rare et ne soit plus employé que par une élite de gens cultivés. Et puis la catégorie des «mots savants» n'est pas un sujet courant de conversation en France. Certes, il y a les mots franglais, qui font couler beaucoup d'encre, mais ils n'ont pas le prestige des «Fremdwörter». Car, tout en étant souvent décriés -(les ouvrages régulièrement publiés pour dénoncer leur abus non seulement sont très nombreux, mais ils se vendent fort bien: SCHOPENHAUER, in Parerga 1859; TUCHOLSKY in Sprache ist eine Waffe, 1925; GLASER, Das öffentliche Deutsch, 1972; SCHNEIDER, Deutsch für Profis, 1984, HANS-MARTIN GAUGER, Über Sprache und Stil, 1995 etc. pour n’en citer que quelques-uns !), ces «Fremdwörter» ne laissent pas d'être, semble-t-il, objets de respect. Les «Fremdwörter» en imposent; et ce, comme nous le rapporte VIKTOR KLEMPERER, d'autant plus qu'ils sont moins compris: «Das Fremdwort imponiert, es imponiert um so mehr, je weniger es verstanden wird; in seinem Nichtbegriffenwerden beirrt und betäubt es, übertönt es eben das Denken.» (Le «Fremdwort», le mot savant en impose, il en impose d’autant plus qu’il est moins compris; et par cette incompréhension il fourvoie, il étourdit, c’est la pensée même qu’il assourdit.) LTI SPRACHE DES DRITTEN REICHES p. 324. De fait, étant plutôt choisis pour leur air de distinction ou leur apparence de technicité que pour leur précision réelle, plutôt choisis pour faire de l'effet que pour aider à la compréhension, les «Fremdwörter» ont souvent un sens flou, un usage flottant et peuvent, selon les contextes, s'entendre de diverses manières. Ils n'en confèrent pas moins à ceux qui les prononcent un certain cachet tout à la fois de compétence et de profondeur. Car, remarque NIETZSCHE, le profond parfois ne nous paraît profond que parce que nous en voyons mal le fond, si bien que: «Wer sich tief weiß, bemüht sich um Klarheit; wer der Menge tief scheinen möchte, bemüht sich um Dunkelheit.» (Qui se sait profond, s’efforce d’être clair; mais qui auprès du vulgaire veut se donner pour profond, il s’efforce d’être obscur - FRÖHLICHE WISSENSCHAFT §173 – p. 500).

         Souvent, les «Fremdwörter» naissent d’un certain penchant qu’ont la plupart des journalistes à reproduire presque tels quels les termes qu’ils ont relevés dans la presse internationale, sans les traduire - que ce soit par mimétisme irréfléchi, par paresse, négligence ou faute de temps, par déférence exagérée et déplacée pour les propos cités (où est donc leur esprit critique?), voire par préciosité ou snobisme, ou tout simplement par ignorance des langues étrangères, les termes ainsi reproduits n’ayant peut-être après tout, par ceux-là mêmes qui les reproduisent, pas été nettement compris. C’est ainsi, rapporte WOLF SCHNEIDER dans DEUTSCH FÜR PROFIS, que, par exemple, l’anglais «inaugural address» devient soudain en allemand «Inauguraladresse» au lieu de «Rede zum Amtsantritt» (discours d’inauguration). Il en résulterait, toujours selon WOLF SCHNEIDER, qui lui-même cite une étude réalisée en 1976, qu’en Allemagne la proportion des gens à même de comprendre passablement  einigermaßen») les nouvelles annoncées à la télévision ne serait guère plus de vingt pour cent! Le calque, la «Nichtübersetzung» (non-traduction, pseudo-traduction) comme l’appelle WOLF SCHNEIDER, n’est d’ailleurs pas l’apanage de l’Allemagne. En France, à l’époque de la fameuse «affaire Lewinski», les journalistes, pour qualifier le comportement du président des États-Unis, dirent et écrivirent, sous l’influence de l’anglais, dont apparemment ils n’arrivaient pas à se détacher, que ce comportement n’étaient pas «approprié» (sans doute voulaient-ils dire: «convenable, bienséant, correct, décent, digne d’un président etc.»). De la même manière, il est régulièrement parlé dans les media de «l’administration américaine», bien qu’il s’agisse en fait du gouvernement de tel ou tel président et non d’une administration. On pourrait ainsi multiplier les exemples: ce genre de fausse traduction est malheureusement devenu courant dans le métier de «l'information», et ce,  bien que le brouillard qui en émane et le flottement qui s’ensuit dans les esprits ne soient pas propres à faire passer le message efficacement; enfin, si seulement message il y a: «Was gemeint ist, bleibt unklar; wahrscheinlich ist überhaupt nichts gemeint.» (Ce qu’il faut entendre par là demeure flou; si tant est qu’il y ait seulement quelque chose à comprendre) HERMANN GLASER cité par WOLF SCHNEIDER.

         Quelle que soit la manière dont ils sont un jour apparus, ces «Fremdwörter» deviennent ensuite souvent à la mode, repris et répétés, la plupart du temps comme en passant et sans intention particulière, par simple mimétisme; il est ainsi, nous dit JEAN-PAUL SARTRE, des personnes qui «se font écho, rumeur, elles vont répétant, sans penser à mal, sans penser du tout, quelques formules apprises qui leur donnent droit d’accès dans certains salons. Ainsi connaissent-elles les délices de n’être qu’un vain bruit, d’avoir la tête remplie par une énorme affirmation qui leur paraît d’autant plus respectable qu’elles l’ont empruntée.» (RÉFLEXIONS SUR LA QUESTION JUIVE – p.60) Ces personnes peuvent d’ailleurs, si l’on en croit SCHOPENHAUER, se livrer à leur suivisme, à leur moutonnerie, sans dommage pour leur réputation, sans risque d’être contredites, sans craindre le ridicule: «Und nirgends eine Opposition! Keine Opposition gegen die Dummheit; sondern, hat Einer eine rechte Eselei gemacht, bewundern sie die Andern und beeilen sich, sie nachzumachen.» (Et nulle part la moindre objection! Contre la sottise, on ne trouve rien à redire; au contraire, quelqu’un a-t-il proféré quelque ânerie, celle-ci trouve aussitôt des admirateurs qui s’empressent de s’en faire l’écho.» PARERGA UND PARALIPOMENA– p. 574.

         Enfin, dernière parenthèse: il est permis de penser que ces «Fremdwörter» trouvent en Allemagne un terrain d'autant plus favorable qu'on y aime, semble-t-il, à se montrer friand d'exotisme et de couleur locale, comme en témoignent, entre autres choses, bon nombre de traductions allemandes: si, par exemple, la toute première traduction en allemand de Madame Bovary eut encore pour titre «Frau Bovary», toutes les traductions qui lui succédèrent conservèrent tout bonnement le titre en français. Madame Bovary n'est dès lors plus seulement madame Bovary, elle est avant tout une «Madame», une «Française». Le lecteur allemand est par là d'emblée tenu à distance, comme invité à considérer l'héroïne de Flaubert par les yeux d'un ethnologue. Dans le domaine du cinéma également, on peut observer ce même souci de couleur locale et ce même genre de distance imposée, quand, par exemple, les films français sont doublés d’une manière aussi peu naturelle que possible, les voix de doublage s’exprimant d’une manière insolite et compassée, (censée être «typiquement française»), et laissant en français, dans les dialogues, les «madame», les «monsieur», les «chéri», les «salut» (voire, quant à ce dernier, en le mettant à la place des «bonjour» qu’il y avait dans la version originale!).

         Cette étrangeté non seulement ne semble pas gêner le public allemand, qui y est de toute évidence accoutumé, mais elle a été dans le passé plus d'une fois explicitement revendiquée et prônée par certains traducteurs, dont FRIEDRICH SCHLEIERMACHER, ce même théologien allemand que nous avons déjà cité plus haut, et qui fut l'auteur d'une traduction de l'œuvre de Platon en cinq volumes. Dans son essai sur les différentes méthodes de traductions, duquel il donna lecture, à l'Académie des Sciences à Berlin le 24 juin 1813, on peut lire que les traductions les meilleures sont celles qui conservent un son, un accent étranger («den Ton der Sprache fremd zu halten»), propre à donner au lecteur la sensation que ce qu'il lit n'est pas de chez lui («daß was er liest nicht ganz einheimisch klingt»); qu'il faut par conséquent permettre aux traductions certaines particularités et licences grammaticales, qui seraient par ailleurs blâmables  («Denn zuerst muß feststehen, daß es in einer Sprache, in welcher das Uebersezen so sehr im großen getrieben wird, auch ein eignes Sprachgebiet giebt für die Uebersezungen, und ihnen manches erlaubt sein muß, was sich anderwärts nicht darf blikken lassen.»). Ce n'est qu'à ce prix, pense SCHLEIERMACHER, qu'on pourra communiquer au lecteur ce qu'il appelle «den Geist der Sprache», cette sorte d'esprit dont il croit les langues a priori douée, et dans laquelle serait enfermée la pensée de l'auteur. Malheureusement, le résultat de ce genre de traduction est non seulement déroutant, mais encore difficile à lire. Dans son manuel sur la traduction, WOLF FRIEDRICH en cite un échantillon, extrait du Cratyle de Platon traduit par SCHLEIERMACHER et qu'il n'hésite pas à qualifier de «Kauderwelsch» (charabia, galimatias): «Sokrates sagt, daß das Schöne schwierig ist, zu lernen, wie es sich verhält» (? Sokrates dit que le beau est difficile à apprendre pour ce qu'il en est). C'est pourtant dans un style semblable qu'ont apparemment été rédigées bien des traductions en Allemagne, au point que  GOETHE, dans WEST-ÖSTLICHER DIVAN. NOTEN UND ABHANDLUNGEN, paraît s'étonner et s'amuser de ce que les traducteurs français recherchent plutôt, par voie d'adaptations, à obtenir un style naturel et bien français: «Der Franzose [...] fordert durchaus für jede fremde Frucht ein Surrogat, das auf seinem Grund und Boden gewachsen sei.» (Le Français [...] pour chaque fruit exotique veut un fruit indigène, un fruit de son terroir qui soit l'équivalent du premier.)  Autre pays, autres mœurs...

 

         Mais revenons-en au discours de FICHTE.

 

         FICHTE, disions-nous, reprochaient aux «Fremdwörter» d'être artificiels et obscurs, et leur préférait les mots authentiquement allemands, seuls capables de bien exprimer les choses et d'en donner une image claire. Or, cela posé, il déclare ensuite ne voir dans les langues romanes qu’une simple collection de «Fremdwörter». Selon lui, en effet, ces langues se seraient contentées d’emprunter leurs mots au latin langue morte, des mots en quelque sorte déjà tout faits et préfabriqués, des mots vides et vains «ein völlig leerer Schall», qui promettraient par leur timbre agréable et bien sonnant «wohltönenden Klang» plus qu’ils ne donneraient en fin de compte «das er [...] vielleicht niemals des Erwähnens wert gefunden hätte.»; et ce, non seulement pour un Allemand, mais aussi pour les gens mêmes des pays où l’on parle une langue romane: «Man glaube nicht, daß es sich mit den neulateinischen Völkern, welche jene Worte, vermeintlich als Worte ihrer Muttersprache aussprechen, viel anders verhalte. Ohne gelehrte Ergründung des Altertums, und seiner wirklichen Sprache, verstehen sie die Wurzeln dieser Wörter ebensowenig, als der Deutsche. p. 69» (Et qu’on ne s’y méprenne point: il n’en va pas autrement pour ces peuples latinisants, soi-disant de langue maternelle. Sans une connaissance érudite et approfondie de l’antiquité, et de la langue authentique des anciens, ils n’entendent ces mots dans leurs racines pas mieux que ne le ferait un Allemand.) FICHTE va jusqu’à affirmer que les langues romanes se caractériseraient de fait par une opacité qui leur serait inhérente parce qu’elle tiendrait à leur nature propre et à leur origine: «In den neulateinischen Sprachen aber ist diese Unverständlichkeit natürlich und ursprünglich, und sie ist durch gar kein Mittel zu vermeiden, [...]». Autant dire que les langues romanes n’ont au fond pas même droit au titre de langues vivantes ou de langues maternelles: «[...] indem diese überhaupt nicht im Besitze irgendeiner lebendigen Sprache, woran sie die tote prüfen könnten, sich befinden, und, die Sache genau genommen, eine Muttersprache gar nicht haben.»

 

         Est-il besoin de préciser que nous pensons – ou pour mieux dire: que nous savons, de la manière la plus intime qui soit, étant de langue française, que FICHTE se trompe entièrement sur les langues romanes, et en particulier sur les points que nous venons de citer? Loin d’être simplement des composés artificiels, qui seraient fabriqués à partir de vestiges empruntés à un «latin langue morte», les langues romanes sont tout autant que la langue allemande en droit de prétendre à des racines profondes et vivantes; elles ont, pour qui sait les entendre, autant que la langue allemande – autant que n'importe quelle autre langue –, un grand pouvoir sensuel d’évocation «sinnbildlich», une clarté immédiate «unmittelbar klar» et une verve stimulante et vivifiante «lebensanregend». À ces qualités, croyons-nous, il n’est aucune langue humaine, pour peu qu’elle continue à être de personnes vivantes la langue maternelle, (ou, pour parler plus juste: leur première langue), qui ne puisse à bon droit y prétendre. Chacun peut en juger par soi-même pour sa propre langue. Il est vrai cependant qu’il est plus malaisé d’en juger pour les autres langues. Ces dernières en effet ne nous seront jamais, quels que soient les efforts et le temps que nous y aurons consacrés pour les apprendre, aussi parlantes, aussi évocatrices, aussi intimement immédiates et logiques que ne l’est pour nous notre propre langue, notre langue première (que – soit dit en passant - on appelle «maternelle» bien à tort, puisque la langue que je parle n’est pas précisément celle de ma mère, mais plutôt celle de ma classe d’âge, de ma classe sociale etc.). Toutes les comparaisons que nous pourrions être tentés de faire entre les langues s’en trouvent par là d’emblée faussées. Il nous semble toujours malgré nous que notre langue est plus riche, plus puissante, plus vivante que les autres, comme aussi plus propre à bien rendre nos sentiments: «When I get mad I have to fall back on our dear old mother tongue.» (Quand je me mets en colère, il me faut me retourner vers ma chère bonne vieille langue maternelle) HENRY JAMES – THE AMERICAN – Chapter 6 p. 70.

         Corrélativement, surpris et arrêtés que nous sommes par la forme pour nous inaccoutumée ou insolite qu’ils nous présentent, nous avons tendance à prêter aux mots étrangers plus d’étrangeté et d’exotisme qu’ils n’en ont vraiment; nous y voyons la marque d’une pensée également exotique, d'une vision particulière du monde, d'une «Weltanschauung» enfin; nous faisons comme ces «habitants de Paris», qui, voyant le prince Rica, s’émerveillaient fort mal à propos: «Ah! ah! monsieur est Persan! C'est une chose bien extraordinaire! Comment peut-on être Persan?» MONTESQUIEU – Lettres persanes – Lettre XXX p. 51 –. Or, comme l'observe le traducteur et linguiste DIETER E. ZIMMER (SO KOMMT DER MENSCH ZUR SPRACHE, 1986), tout déconcertant et exotique que nous paraisse, par exemple, le mot amérindien de «mustang à vapeur» (Dampfross), employé dans telle langue pour désigner ce qu’en allemand on appelle «Eisenbahn», (mot, soit dit en passant, qu’on pourrait s'amuser à traduire littéralement par «chemin-fer féminin» - et qui se réfère en fait non seulement à la voie ferrée, mais encore, dans certains cas, au train lui-même), on aurait bien tort d’y voir quelque tournure d’esprit spéciale ou certaine manière particulièrement exotique de concevoir et de voir les choses, et en général d’appréhender le monde. Car l’Amérindien, quand il désigne un train, ne voit normalement pas plus de «mustang» que l’Allemand ne voit vraiment de «chemin en fer» en disant «Eisenbahn» (Que l’on veuille bien, par comparaison, remarquer que notre «cheval-vapeur» - en allemand «Pferdestärke» - est utilisé pour qualifier des automobiles sans chevaux ni vapeur!).

         Pourtant, même quand nous ne sommes pas abusés par leur exotisme apparent, nous ne laissons pas tout à fait, encore une fois en raison de leur forme pour nous insolite, de considérer les mots étrangers en eux-mêmes et pour eux-mêmes; et, les prenant au pied de la lettre, nous croyons, pour les comprendre, devoir nous appuyer sur leur étymologie, allant par là jusqu’à y déceler plus d’intentions ou d’arrière-pensées, plus de «motivation» qu’ils n’en expriment effectivement. Ainsi du mot «gemütlich», auquel, comme on l’a vu plus haut, d’aucuns prêtent plus de mystère, plus d’âme et de cœur, plus de vertu évocatrice qu’il ne peut en avoir dans la conversation de tous les jours, n'étant finalement, dans son usage, pas plus «extraordinaire» que n’importe quel autre mot de la langue allemande. À ce sujet de la «perception de connotations là où il n'y en a pas», GEORGES MOUNIN,dans «LES PROBLÈMES THÉORIQUES DE LA TRADUCTION» (ch. XII p. 191), nous conte l'anecdote de «cet Allemand cité par Bréal, qui s'en allait »répétant de livre en livre que le mot français ami est loin d'avoir la sincérité ni la profondeur de l'allemand Freund«; ou cet autre qui trouvait dans le français merci quelque chose de blessant et de bas (il pensait au latin mercedem) – Michel Bréal, Essai de Sémantique p. 251 ». La vérité est que, loin de toujours nous mettre sur la voie de la bonne interprétation, l’étude étymologique des mots tendrait plutôt à nous égarer. Qu’importe à un Allemand d’aujourd’hui que le mot «Ding» (chose, affaire) ait, dans des temps reculés, signifié «assemblée, cour de justice», et «albern» (sot, niais) jadis «franc et sincère»? que le mot «Nachbar» (voisin) soit apparenté au mot «Bauer» (paysan), et «fertig» (prêt) à «fahren» (partir)? qu’un «Junggeselle» (célibataire, vieux garçon) ne soit pas forcément jeune (jung) ni surtout ne fasse forcément partie de quelque compagnonnage (Geselle)? ou encore que le mot «Geselle» lui-même soit un composé du mot «Saal» (artisan compagnon: celui qui est dans la même salle)?

         De plus, les mots ne sont pas forcément moins «unmittelbar klar» (immédiatement clairs) pour ne pas appartenir au fonds primitif (Erbgut = fonds hérité) d’une langue. Bien que le mot «hypocrisie», par exemple, soit un mot d’emprunt, il n’en est pas moins immédiatement clair à tout Français, et dans la série de synonymes dont il fait partie (feintise, sournoiserie, fausseté, tartuferie, duplicité, fourberie, tromperie, simagrée, mauvaise foi, dissimulation etc.) il est aujourd’hui un de ceux qui sont le plus couramment employés. De même, en Allemand, les mots d’emprunt que sont, par exemple, «Fenster» (fenêtre), «Pflanze» (plante), «Mauer» (mur), «interessant» (intéressant), «fehlen» (falloir, faillir, manquer), «prüfen» (vérifier, mettre à l’épreuve, éprouver), «tanzen» (danser) etc. n’ont certainement pas besoin d’explication pour être compris et sont normalement immédiatement saisis. C’est l’usage qui en est fait et non leur origine qui fait que des mots nous soient immédiats ou non. Dès qu’ils sont passés dans l’usage courant, les «Fremdwörter» sont aussi immédiatement bien compris que n’importe quel autre mot d’usage courant «authentiquement allemands». Les «Fremdwörter» prennent alors une certaine place dans le système de la langue, dont ils deviennent un élément à part entière; et leur aire sémantique comme leur valeur relative ne se définissent plus que par rapport aux mots de cette même langue. C’est d'ailleurs la raison pour laquelle nombre de «Fremdwörter» d’origine française ne sont que des «faux amis», somme toute, des mots tout à fait allemands, et qui sont à traduire par d’autres mots en français: «penibel» signifie «pointilleux, minutieux, maniaque» et non «pénible» (mühsam, schmerzlich, belästigend); «in der Bredouille sein», c’est, selon le cas, «être dans le pétrin, dans l’embarras ou la détresse; se trouver désemparé», tandis que «revenir bredouille» c’est «unverrichteter Dinge, mit leeren Händen zurückkommen» etc.

        

         Résumons-nous. Nous venons donc de voir pourquoi, en matière de vocabulaire, nous paraît peu fiable et même tendancieux tout jugement de valeur se fondant exclusivement sur l’étymologie des mots (sans la connaissance de laquelle, affirme Fichte, on ne saurait comprendre les mots français), ou encore tout jugement tirant argument d'une certaine origine supposée (mots de souche, mots d’emprunt, avec le cas particulier des «Fremdwörter»). Nous avons compris qu'à trop nous attacher à la forme ou à l'étymologie qu'ont pour nous tels mots d'une langue qui nous est étrangère, non seulement nous risquons fort d’y voir un sens, ou une connotation que les sujets de langue maternelle en les employant n’ont nullement en vue, mais encore nous nous exposons par là à nous méprendre carrément sur le sens du message, jusqu’à faire un contresens.

         Mais il reste encore à écrire quelques lignes sur la «motivation», au sens qu'attachent à ce terme bon nombre de linguistes.

 

         En ce sens, sont dits «motivés» tous les mots qui se présentent à nous comme une composition d’éléments reconnaissables, d’après lesquels pourrait se déduire d’emblée un certain sens. Ces mots, lit-on souvent, seraient particulièrement évocateurs. Nous observerons d’abord le caractère éminemment subjectif de cette «motivation», puisqu’elle dépend de la manière dont les mots se présentent à nous, ou plutôt, de la manière dont nous les percevons, d’autant que, ainsi que le note SAUSSURE, cette «motivation» est de toute façon toute relative : «Même dans les cas les plus favorables, la motivation n'est jamais absolue. Non seulement les éléments d'un signe motivé sont eux-mêmes arbitraires (Cf. Dix et neuf de dix-neuf), mais la valeur du terme total n'est jamais égale à la somme des valeurs des parties; poirier n'est pas égal à poir + ier.» FERDINAND DE SAUSSURE, COURS DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE, VI, 3, p. 182. Ensuite, nous ferons remarquer que cette motivation n’apparaît qu’à celui qui, encore une fois, veut bien s’arrêter au mot, en l’isolant en pensée, ralentissant ainsi sa lecture ou son écoute, au risque de perdre de vue et la phrase et le contexte: «Quand on lit trop vite ou trop doucement, on n’entend rien.» BLAISE PASCAL – Pensées (n°69, p. 86). Enfin, nous rappellerons qu’un panneau de signalisation sur la route n’est pas plus efficace pour être plus figuratif; au contraire: un panneau trop descriptif et complexe, parce qu’il serait à décrypter, remplirait mal sa fonction d’indicateur. Ainsi, le mot «maison de santé» quoiqu’en apparence, au sens linguistique du terme, tout à fait «motivé», ne sera pas cependant mieux compris et immédiatement saisi que le mot «hôpital», dont pourtant la forme en soi ne semble, si l’on veut, guère explicative, et qui est par surcroît d’origine savante, ayant été emprunté à un certain latin médiéval. C’est que le champ sémantique et la valeur d’un mot ne se déduisent pas des éléments dont il est composé mais du jeu de synonymes et d’antonymes existants dans la langue, synonymes et antonymes qui, en s’opposant les uns aux autres et en se faisant concurrence, se délimitent ou se précisent les uns les autres (clinique, hôpital, établissement hospitalier, hôtel-Dieu, centre de santé, maison de santé, maison de repos, sanatorium, hospice, asile etc.)

 

         Pour conclure à présent les trois points que nous venons de voir (étymologie, mots d’emprunt, motivation), nous aimerions rappeler ce que nous avons déjà tenté de montrer plus haut, dans le paragraphe sur le point de vue du traducteur, à savoir que la forme du mot, telle un panneau de signalisation sur une route, est purement conventionnelle et fonctionnelle; ce n’est pas la forme qui est à interpréter, mais uniquement la fonction qu'elle remplit, le sens qu’elle indique par rapport à une certaine situation donnée et à un certain contexte. En outre, nous aimerions souligner que cette interprétation requiert une attention particulière, même pour le traducteur le plus expérimenté, qui, quand il lit et déchiffre le texte à traduire, n’est jamais tout à fait à l’abri d’une erreur d’appréciation, voire de quelque contresens; car, ainsi qu’on peut le lire dans le passage suivant, extrait du manuel sur la traduction de WOLF FRIEDERICH (TECHNIK DES ÜBERSETZENS): «Das aber heißt [...], die Vorstellung kennen, die der einheimischer Sprecher mit einem Wort verbindet, und das ist etwas, das für den Fremdsprachigen nie völlig erreichbar ist. Nur in der eigenen Sprache kennen wir den Gefühlswert der Wörter in ihrem ganzen Erlebniszusammenhang.»  (Il faudrait pour cela connaître l’ensemble des idées ou des notions qu’attache à tel ou tel mot et dans telle ou telle situation le sujet parlant natif du pays, connaissance qui, par ceux qui n’ont pas grandi dans la même langue, ne pourra jamais être atteinte entièrement. Or, il n’y a guère que dans notre propre langue que nous soyons vraiment à même d’apprécier dans tous ses aspects la valeur sémantique et affective que prennent pour nous les mots selon les circonstances.) Enfin, nous insisterons sur le fait que le linguiste ne saurait avoir d’autre méthode, pour juger de la valeur ou de la fonction sémantique d’un mot, que de le rapporter aux autres mots (synonymes, antonymes etc.) de la langue même auquel ce mot appartient, en considérant la place particulière qu’il y occupe et le rôle qu’il y joue. «Dans l'intérieur d'une même langue, tous les mots qui expriment des idées voisines se limitent respectivement: des synonymes comme redouter, craindre, avoir peur n'ont de valeur propre que par leur opposition; si redouter n'existait pas, tout son contenu irait à ses concurrents.» FERDINAND DE SAUSSURE – COURS DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE, p. 160. Pour bien comprendre un mot français, délimiter la place qu'il dispute aux autres dans la langue française, recenser les diverses significations, connotations ou nuances possibles qu'il peut prendre dans tel ou tel contexte, il faut donc avant tout consulter des mots français, uniquement des mots français: pour ce genre d'opération, les mots existants dans les autres langues ne nous sont d'aucune utilité. Pareillement, il ne suffit pas, et il serait même trompeur, pour déterminer le sens et l'usage d'un mot allemand, de le rapprocher systématiquement de tel ou tel mot français. On commettrait par exemple une erreur en supposant une correspondance a priori entre la série «redouter, craindre, avoir peur» et les mots allemands «befürchten, fürchten, Angst haben». C’est pourtant ce que communément nous faisons: nous croyons pouvoir juger les mots et la grammaire des autres langues d’après les critères de notre propre langue: «Nous sommes si enclins à mesurer les possibles sur l'échelle de nos habitudes, et à croire qu'il n'y a rien au delà de notre système familier!» MAINE DE BIRAN, (INFLUENCE DE L’HABITUDE SUR LA FACULTÉ DE PENSER, p. 224). Et telle fut aussi en somme, croyons-nous, l'erreur de FICHTE.

 

         Simple erreur de jugement? Cette erreur que nous faisons, en jugeant et méjugeant les langues, est-elle bien parfaitement naïve et innocente? Ou bien se pourrait-il qu'elle soit en partie motivée par quelque arrière-pensée? C'est que ces sortes de jugements de valeur sur les langues donnent souvent lieu à des débats visiblement passionnés. Dans la toute première partie de THE CAMBRIDGE ENCYCOPLEDIA OF LANGUAGE, en guise de préliminaire, il est judicieusement rappelé que le thème du langage est un «emotional subject» qui «regularly deteriorates into invective and polemic.» Ne faut-il pas y voir le signe d’un enjeu secret? Et si les théories sur les langues n’étaient que le couvert de quelque autre théorie sous-jacente plus globale touchant à la conception même de l’humain? Il n’est en effet pas indifférent ni sans conséquence de «trouver» que telle langue est primitive ou simple, telle autre difficile ou précise, telle autre encore exotique et bizarre. Car enfin, si l’on tient pour établi que la pensée n’a d’autre réalité que les mots, puis, que ces mots sont primitifs, c’est donc bien qu'est primitive la pensée elle-même. Il est assez curieux que de nos jours encore, alors que, suivant en ceci la «political correctness» américaine, nous prenons par ailleurs tellement garde aux mots dès qu’il s’agit de races, de religions ou des sexes, nous n’ayons apparemment aucun scrupule à décréter telle langue plus difficile que telle autre. Entendons-nous bien: nous ne songeons pas à nier que nous puissions éprouver plus de difficulté à apprendre telle langue plutôt que telle autre, mais c'est à condition toutefois qu'on nous accorde que cette difficulté est d’une part relative, dépendant non de la langue à apprendre mais de l’écart qu’il y a entre elle et notre propre langue; et d’autre part subjective, car elle n'est au fond rien d'autre que la mesure de notre motivation personnelle, de la nature de la relation que nous entretenons avec la langue que nous apprenons, de l’exigence ou non que nous y mettons, des circonstances d’apprentissage etc. Autrement dit, la difficulté que nous ressentons personnellement à apprendre une langue ne laisse en rien préjuger d’une difficulté qui la caractériserait a priori ou qui lui serait inhérente. De toute façon, les jugements généraux que nous croyons porter sur les langues sont tellement monnaies courantes, revenant toujours les mêmes, presque dans les mêmes termes, qu’il est clair que loin de les avoir trouvés «tout seuls» par nous-mêmes et par expérience, nous nous sommes la plupart du temps contentés de les emprunter tels quels au poncif ambiant et convenu. Le seul fait qu’en général, dans le classement que nous faisons de la difficulté des langues, nous tendions à placer la nôtre dans les premiers rangs devrait au moins nous inspirer des doutes quant à notre objectivité et à notre impartialité. Ainsi en Allemagne, par exemple, il est de coutume de dire, chaque fois qu’un écolier (ou un adulte) fait une faute de grammaire ou d’orthographe: «Deutsche Sprache, schwere Sprache!» (langue allemande, langue difficile), pour montrer que la langue allemande est difficile même pour les Allemands (ce en quoi, bien sûr, elle ne se distingue aucunement des autres langues ayant, comme elle, une longue et donc conservatrice, et donc puriste tradition scolaire). Quand ce dicton est prononcé en présence d’un étranger, celui-ci ne manque pas d’y déceler une pointe de fierté nationale: «notre langue est difficile» sous-entend: «difficile, donc subtile et nuancée!»; «elle est difficile même pour nous autres Allemands» sous-entend: «Combien plus encore elle doit être difficile à apprendre pour vous autres!» Eh bien, sur ces deux points: non; je le dis par expérience: pour être jugée difficile par les Allemands eux-mêmes, l’allemand n’en est pas forcément plus difficile à apprendre pour les étrangers; lesquels, en apprenant l’allemand, ne découvriront pas non plus de nuances vraiment nouvelles ou exotiques, qui soient susceptibles d’affiner - encore moins de bouleverser - leur vision ou leur conception du monde. Sur quoi, en outre, je conclurai hardiment que les langues humaines, étant humaines, sont toutes également difficiles ou faciles, comme on voudra, et toutes également capables d’exprimer les nuances dont on aura besoin. Pure affirmation, pourra-t-on me rétorquer en opposant peut-être à mon expérience personnelle quelque autre expérience personnelle. À quoi je répondrai péremptoirement, à la manière de MARTIN LUTHER (qui, précise-t-il, imitait déjà celle de Saint Paul): «Sic volo, sic iubeo, sit pro ratione voluntas. [...] Sie sind doktores ? Ich auch ! Sie sind gelehrt? Ich auch! Sie sind Prediger? Ich auch! Sie sind Theologen? Ich auch! Sie sind Disputatoren? Ich auch! Sie sind Philosophen? Ich auch! Sie sind Dialektiker? Ich auch! Sie sind Legenten? Ich auch! Sie schreiben Bücher? Ich auch !» (Ainsi le veux-je, ainsi l’ordonné-je, ainsi soit pour toute raison ma seule volonté. [...] Ils sont savants? Moi aussi je le suis! Ils sont érudits? Moi aussi je le suis! Ils sont prêcheurs? Moi aussi j’en suis un! Ils sont théologiens? Moi aussi j’en suis un! Ils sont rhéteurs? Moi aussi j’en suis un! Ils sont philosophes? Moi aussi j’en suis un! Ils sont dialecticiens? Moi aussi j’en suis un! Ils sont lecteurs? Moi aussi j’en suis un! Ils écrivent des livres? Moi aussi j’en écris!) Après tout, pourrait-on penser, en matière de langues, n’avons nous pas tous, puisque nous avons tous une première langue (langue maternelle) et que nous ne saurions en avoir guère plus d’une, également voix au chapitre? Vous êtes un être humain? Moi aussi, j’en suis un! La question des langues semble être presque infailliblement un sujet de querelle à peu près partout. En France aussi - la chose est assez connue -, même si on n’y en a pas fait un dicton comme en Allemagne, il est bien des gens pour dire, écrire et chanter que c’est leur langue à eux qui est la plus belle et la plus difficile. Pour ce qui est de l’Angleterre, la CAMBRIDGE ENCYCOPLEDIA OF LANGUAGE nous signale, comme en passant (p. 88), que le livre de grammaire le plus épais qui ait jamais été écrit est une grammaire de la langue anglaise (publiée en 1985). Et ainsi, n’en doutons pas, dans beaucoup de pays. Chacun de son côté de trouver que sa langue est la meilleure. Pure querelle d’idées? Rien n'est moins sûr. Même quand il semble qu’on invoque des arguments, qu’on appelle à la rescousse la science et la philosophie, «le nœud du discord n'est pas souvent dans l'esprit; il est dans la chair et le sang.» (GEORGES DUHAMEL - Chronique des Pasquier, VI, x.)

 

         Il n’est pas jusqu’aux scientifiques, jusqu’aux plus fameux philosophes, tels, on vient de le voir, FICHTE, qui n’entrent parfois dans la querelle sur les langues, laquelle querelle, semble-t-il, tourne bien vite à la querelle nationaliste. Pour bien saisir les visées vers lesquelles tendaient au fond les discours de FICHTE, il convient de replacer ceux-ci dans leur contexte psychologique et historique (les discours furent écrits en 1807), en se rappelant l’esprit de nationalisme revanchard qui alors faisait rage un peu partout en Europe, et notamment en Allemagne, où il avait encore été attisé par les guerres napoléoniennes. Ce fut vers cette époque que la France, qui pourtant y avait été, par le passé, si souvent imitée et copiée - «immerfort im Mittelalter ist Frankreich der literarische Lehrmeister und Stoffübermittler für Deutschland» (au Moyen-Âge la France ne cesse en littérature de faire autorité; c’est elle qui fournit la matière littéraire à l’Allemagne) VIKTOR KLEMPERER LTI SPRACHE DES DRITTEN REICHES – que cette France donc, depuis le premier traité de Verdun en 840 regardée comme une rivale attitrée, tantôt admirée tantôt dénigrée, devint pour de bon, en Allemagne, l’ennemie héréditaire, le «Erbfeind». Les historiens s’accordent pour la plupart à dire que le lien social, que le sentiment d’appartenance ou d’attachement à une grande collectivité qui, malgré les divisions du Moyen Âge, a très tôt uni entre eux les Allemands et qui a conduit au sentiment d’identité allemande, ou si l’on préfère: à la «conscience» nationale allemande d’aujourd’hui, s’est bâti sur des postulats qui différent assez de ceux sur lesquels s’est constituée l’identité française. Au risque de paraître nous éloigner trop du principal objet de notre présent devoir, et tout en reconnaissant le caractère forcément schématique, tendancieux peut-être, et sans doute polémique des remarques qui vont suivre, nous croyons cependant utile de retracer en quelques lignes certains éléments de l’histoire du nationalisme français et surtout allemand - ou du moins l’interprétation qui a pu en être faite, espérant par là pouvoir mettre en lumière le rapport qu’il peut y avoir entre le jugement en apparence anodin que l’on porte sur les langues (parfois certes sans autrement penser à mal), et les doctrines violentes que sont le nationalisme, la xénophobie et le racisme et qui ne cessent par intervalles de refaire surface un peu partout dans le monde. Témérairement donc, mais en nous retranchant aussi derrière l’autorité d’historiens et d’éminents professeurs, nous hasarderons les rapprochements suivants.

 

         Du côté français, faute de pouvoir s’appuyer sur un peuple précis ou une race bien définie, d’une souche ou d’une «origine» commune qui fasse l’unanimité (laquelle choisir: celte, bretonne, gauloise, romaine, gallo-romaine, franque, normande ? - sans compter les invasions germaines, arabes, britanniques etc.), le lien social et le sentiment d’appartenance se fondent largement (mais certes non exclusivement) sur la notion de «terroir» (prononcez: [tє.΄Rwa:R]), - mot issu du vieux français «terre(th)oir» (qu’il faut prononcer: [tєrrə.΄(ð)oir]) lui même issu du latin «territorium» [tєrri.΄toriũ] -, et sur son corrélatif qui est la «douce langue», celle-ci passant pour être enracinée dans un terroir (on dit: «accent du terroir»): «Mis langages est boens, car en France fui nez» écrivit Guernes de Pont-Sainte-Maxence vers 1172 (Il faut dire que, comme peut-être la poétesse Marie de France qui vécut à la même époque, Guernes passa plusieurs années en Angleterre, où l’on écrivait alors également, paraît-il, en «français». Guernes comparait-il son français avec le «mauvais français» des Anglais?). C’est le mythe de la «douce France», entretenu par les chantres et les poètes, depuis la Chanson de Roland, au onzième siècle: «Terre de France, mult estes dulz paϊs» (Laisse 139, vers n°1861), jusqu’à Charles Trenet, dans les années quarante: «Douce France, doux pays de mon enfance». C’est aussi le mythe des «frontières naturelles», qui a donné lieu a plus d’une guerre, mais qui préfigure aussi notre droit du sol, contre-pied du droit allemand du sang. Cette notion de territoire naturel a probablement, à diverses époques, trouvé un aliment dans les fameux COMMENTARII de César sur la guerre des Gaules, du moins en ce qui concerne la frontière du Rhin. César ne se pose-t-il pas en libérateur venu repousser les envahisseurs germains, lesquels avaient de nouveau franchi le Rhin? «His rebus cognitis Cæsar Gallorum animos uerbis confirmauit pollicitusque est sibi eam rem curæ futuram [...]» (Ayant appris la situation, César affermit par quelques mots le courage des Gaulois et leur promit qu’il en ferait son affaire [...]) – «Paulatim autem Germanos consuescere Rhenum transire et in Galliam magnam eorum multitudinem uenire populo romano periculosum uidebat [...]» (Cette coutume qu’avaient prise depuis peu les Germains de traverser le Rhin et de venir en foules dans la Gaule constituait un péril aussi pour le peuple romain). Pour justifier son action, César rappelle en outre que, certains de ces Gaulois ayant souvent, par le sénat même, reçu le nom de «fratres consanguineos», il serait particulièrement honteux «turpissimum» pour le peuple romain de les laisser ainsi à la merci des Germains. On pourra à cet égard se souvenir avec amusement qu'en France les manuels d’histoire pour enfants des années soixante-dix (je ne sais s’ils ont changé depuis) figuraient, dans des illustrations colorées, une Gaule peuplée d’abord de blonds Gaulois, puis, après l’arrivée des bruns Romains, de Gallo-Romains aux cheveux châtains, présentant ainsi une population française faite, dès ces temps reculés, de mixité et d’assimilation. «Ainsi, la fusion des races a commencé dès les âges préhistoriques. Le peuple français est un composé. C'est mieux qu'une race. C'est une nation.» JACQUES BAINVILLE - Histoire de France, i, p. 11 (publié en 1924). Par contre la réalité de ce qu’avait pu être la Gaule et l’unité présupposée de celle-ci n’y étaient nullement mises en question. Quant à la langue, il semblait aller de soi qu’en France on parlât naturellement le français, que Charlemagne, puisqu’il avait régné sur la France, dût être de langue française (ce qui est faux bien sûr). Dans l’esprit des Français, l’unité d’un pays est tellement liée à l’idée d’une langue unique, que ce fut pour beaucoup d’entre eux un étonnement quand, lors du démantèlement de la Yougoslavie, ils apprirent par les media qu’il n’existait pas de langue yougoslave! «L'histoire de France commence avec la langue française. La langue est le signe principal d'une nationalité.»JULES MICHELET - Histoire de France, III, Tableau de la France

 

         Du côté allemand, selon JACQUES DROZ (HISTOIRE DE L’ALLEMAGNE – Que sais-je? p.12-13): «L’idée nationale allemande s’est constituée ainsi, non pas, comme en France, autour d’un territoire nettement défini, mais autour du concept de la mission providentielle à laquelle est destinée l’Allemagne en vertu de sa supériorité morale. [...] Enfin, à la doctrine française de la nationalité qui s’appuie sur un contrat librement consenti, ils opposent la nation en tant qu’être vivant, engendré par l’action incessante d’une force vitale – le Volksgeist [...]». Par ces mots, JACQUES DROZ vise en particulier les années 1770-1840. Selon l'historienne HELGA SCHULTZ (MYTHOS UND AUFKLÄRUNG - FRÜHFORMEN DES NATIONALISMUS IN DEUTSCHLAND: «Der Kern des deutschen Nationalmythos [...] war das deutsche Volk. [...] Der völkische Kern des deutschen Nationalmythos ist nach der rassistischen Pervertierung durch die Nationalsozialisten diskreditiert. Ein anderer Mythos rückte in den Vordergrund: die deutsche Kulturnation, die in der Selbststilisierung als “Volk der Dichter und Denker“ in den deutschen Nationalmythos eingebunden war.» (Au cœur du mythe national allemand, il y a l’idée du peuple allemand. [...] La composante ethnique du mythe national ayant été pervertie par les théories racistes des nazis, c’est l’idée d'une nation cultivée qui passe au premier plan et qui s’attachera désormais au mythe national allemand par le biais du titre autoproclamé de Peuple des Poètes et des Penseurs.» En somme, au contraire de ce qui se serait passé en France, ce serait faute de terroir, faute d’avoir des racines dans la terre, que les Allemands s’en seraient cherché dans une ethnie supposée ou bien encore qu’ils se seraient rabattus sur on ne sait quel génie ou «Geist» les distinguant des populations des autres pays. Le fait est que, même de nos jours, les mots «Volk» et «Kultur» gardent encore en Allemagne une résonance particulière que rendraient bien imparfaitement les seuls mots de «peuple» (d’un emploi en français plus rare ou plus spécifique) ou de «culture» (d’un emploi en français au contraire plus vague et étendu; par exemple la phrase: «Ich interessiere mich für Kultur», qu’on entend en Allemagne, n’aurait, traduite mot à mot, guère de sens en français: culture? quelle culture?). En simplifiant beaucoup (et par ce goût pour la symétrie contre lequel PASCAL, dans sa pensée n°27, a bien raison de nous mettre en garde!), on serait presque tenté de dire que les notions de «Volk» et de «Kultur» sont aux Allemands ce que les notions de «terroir» et de «langue» sont aux Français (ainsi, tandis que les manuels d’histoire en France racontent l’histoire d’un pays, les ouvrages similaires en Allemagne aiment plutôt à retracer l’origine d’un «peuple» – la question souvent posée étant: qui sommes-nous, nous autres Allemands? «Wir Deutschen/(veraltend:) Deutsche», note le DUDEN). Comme pour la France d’ailleurs, mais bien plus encore que les COMMENTARII de César n’ont pu le faire en France, il y a un texte latin qui, nous explique le latiniste MANFRED FUHRMANN, a profondément marqué la conscience allemande; il s’agit de la GERMANIA de TACITVS: «Man darf annehmen, dass sie das deutsche Nationalbewusstsein und den deutschen Nationalismus intensiver beeinflusst hat als jedes andere Dokument der geschichtlichen Überlieferung.» NACHWORT zu GERMANIA Philipp Reclam (Il est permis de supposer que cette œuvre a marqué la conscience allemande et le nationalisme allemand plus que tout autre document historique.) Frappé par l’apparence homogène (yeux bleus, cheveux blonds roux, forte stature) des populations rencontrées dans cette «GERMANIA», TACITVS avait écrit: «Ipsos Germanos indigenas crediderim minimeque aliarum gentium aduentibus et hospitiis mixtos [...]» (Ces Germains je les croirais tout à fait autochtones; ils n’ont guère été métissés par le passage d’autres races ou d’étrangers). Par la suite, en Allemagne, ces Germains furent dès le seizième siècle, nous rapporte MANFRED FUHRMANN, décrétés purs et sans métissage (rein und unvermischt). Au dix-septième siècle, toujours selon MANFRED FUHRMANN, un certain GEORG CASPAR KIRCHMAJER serait allé jusqu’à exiger, dans un écrit de 1664, que l’on veillât à conserver la pureté du sang allemand (die Reinerhaltung des deutschen Blutes). Cependant, au début du dix-neuvième siècle, après l’intervalle humaniste du siècle des lumières, ce n’est certes pas précisément pour le sang que FICHTE, comme on l’a vu, revendique la pureté, mais plutôt pour la langue allemande. Mais comment ne pas établir de lien au moins avec le «Volk» qui la parle? D’ailleurs FICHTE ne manque pas de faire mention de TACITVS (p.220), donnant au mot de «Volk» un sens assez voisin de celui que nous donnons d'ordinaire au mot d’ethnie; et dans sa conclusion, il adresse aux Allemands un appel vibrant en ces termes: «Ist in dem, was in diesen Reden dargelegt worden, Wahrheit, so seid unter allen neuren Völkern ihr es, in denen der Keim der menschlichen Vervollkommung am entschiedensten liegt, und denen der Vorschritt in der Entwicklung derselben aufgetragen ist.» (S'il se trouve, dans les exposés que contiennent ces discours, quelque vérité, alors, parmi tous les peuples (toutes les lignées?) modernes, c’est vous autres qui le plus manifestement détenez en germe la perfection humaine, c’est à vous que revient d’en pousser plus loin les limites). Il manquait au nationalisme ambiant de l’époque (car, faut-il une nouvelle fois le préciser, le nationalisme ne se manifeste pas alors qu’en Allemagne ou en France) une assise scientifique. C’est la philologie qui lui en fournira le modèle et en partie le canevas. Selon le célèbre romaniste VIKTOR KLEMPERER, ce n’est pas par le biais de la biologie, mais bien par la comparaison des langues qu’a commencé à s’établir la théorie des races: «Die Konstruktion des arischen Menschen wurzelt in der Philologie und nicht in der Naturwissenschaft.» (La création de toutes pièces du type aryen a ses racines dans la philologie et non dans la science du vivant) LTI SPRACHE DES DRITTEN REICHES (Die Deutsche Wurzel, S. 180). Lorsque, à la fin du dix-huitième siècle, l’orientaliste britannique WILLIAM JONES, ayant constaté de nombreuses similitudes entre la plupart des langues européennes et un certain nombre de langues indiennes, en vint à émettre expressément l’hypothèse d’une source commune à toutes ces langues («[...] no philologer could examine them all three [Greek, Latin, Sanskrit], without believing them to have sprung from some common source[...]» THE CAMBRIDGE ENCYCLOPEDIA OF LANGUAGE p. 296), cette hypothèse eut aussitôt en Allemagne de nombreux et fervents adeptes, leurs parlers natifs se trouvant du coup, comme l’indique le linguiste ANDRÉ MARTINET dans sa préface au DES STEPPES AUX OCÉANS, «mis sur un pied d’égalité avec les langues classiques de l’Occident.» Aussi fut-ce surtout en Allemagne que parurent à cette époque les principaux ouvrages de philologie comparative, les auteurs les plus connus étant: FRIEDRICH SCHLEGEL, FRANZ BOPP, AUGUST SCHLEICHER et JACOB GRIMM. On tenta, par comparaison systématique et par recoupements, de reconstituer la langue ancienne que l’on supposait avoir été à l’origine de toutes les langues indo-européennes. Cette langue supposée des origines, aussitôt déclarée, de manière exaltée et quasi mystique, une «Ursprache» (langue première, langue originelle, -et donc pure, et donc parfaite) fut par ailleurs bien vite baptisée par les Allemands «die indogermanische Sprache», langue qui en outre aurait été celle du «peuple aryen.» Citons la linguiste russe (et maître de conférence à Paris) MARINA YAGUELLO: «Il est intéressant de noter que la découverte de l’origine commune des langues indo-européennes est le fondement du concept de race aryenne. On posa au dix-neuvième siècle l’équation: langues aryenne = race aryenne, alors même que les peuples parlant les langues indo-européennes sont très diversifiés. En Allemagne, ce concept fut infléchi dans un sens néfaste grâce à un curieux tour de passe-passe linguistique: les langues indo-européennes y reçoivent le nom de langues indo-germaniques.» CATALOGUE DES IDÉES REÇUES SUR LA LANGUE, p.64. Ce mot d’«indogermanisch», en dépit de son passé équivoque, continue d’ailleurs aujourd’hui d’être le terme le plus souvent en usage dans toutes les universités de langue allemande, pour désigner ce que pourtant tous les autres en Europe nomment «indo-européen». Cette parenthèse faite, ajoutons que, non contents de s’approprier en quelque sorte la «langue originelle» par cette dénomination d’«indogermanisch», et tout en ménageant à la langue allemande dans la généalogie des langues une place de choix, les philologues allemands entreprirent par surcroît de déchoir les langues romanes de toute filiation avec le latin classique. C’est ainsi que fut créé le terme de «Vulgärlatein» ou «latin vulgaire», l’adjectif vulgaire étant, bien sûr, à prendre au sens étymologique: il s’agirait d’un latin à part, parlé par le petit peuple; mais la connotation péjorative s’y fait néanmoins nettement entendre. Précisons que cette théorie du latin vulgaire, qui a longtemps été par la linguistique reçue pour vraie, à la manière d'un dogme inattaquable, est aujourd’hui fortement contestée. Nous n’en donnerons pour preuve et pour exemple que les travaux du très autorisé professeur MICHEL BANNIARD, pour qui le latin vulgaire est une «invention», dont «ni les latinistes, ni les romanistes n’arrivent à construire une définition cohérente [...]» (DU LATIN AUX LANGUES ROMANES, en 1997). Selon BANNIARD, il n’y a jamais eu de langue populaire latine qui fût autonome et coupée de la langue classique. Le latin, comme toute langue, «forme un continuum sans solution de continuité entre les registres et les niveaux de langue, même si entre les extrêmes, du plus savant au plus relâché, les écarts peuvent être importants». Ce continuum ayant évolué au cours des siècles différemment selon les régions, les langues romanes d’aujourd’hui en sont simplement les divers aboutissements, aboutissements dans lesquels l’on retrouve des éléments issus aussi bien du latin du petit peuple inculte que du latin de la plus haute littérature. Quant à l’évolution elle-même de ce continuum, elle n’est pas non plus uniquement le fait des illettrés: «il ne suffisait pas, contrairement à un axiome implicite, de mal parler latin pour inventer l’ancien français [...] la langue parlée par les élites, même urbaines, et même monacales, participait, elle aussi, à l’innovation et à l’invention; quant à la langue parlée par les illettrés, elle était capable de conservatisme protecteur et d’inertie imitatrice.» Pour s’en convaincre, il n’est que d’observer les langues d’aujourd’hui et la manière dont elles évoluent: on verra que les changements de prononciation, de vocabulaire ou de grammaire qui s’amorcent et se font jour çà et là en France ne sont pas spécialement dus à telle ou telle classe sociale particulière; que ce sont bien plutôt toutes les classes à la fois qui y contribuent; d’autant que les intellectuels affectent volontiers un parler vulgaire, et les illettrés un parler technique; que Paris en ce domaine innove plus que la province, et la ville que la campagne, campagne où, malgré le niveau d’instruction généralement moins élevé qui y règne, l’on conserve pourtant plus longtemps les manières de parler et d’écrire du passé etc. Les mots sophistiqués, littéraires, savants ou techniques peuvent fort bien avec le temps entrer dans l’usage le plus commun, comme les mots les plus familiers devenir à la longue rares et passer pour élégants. Les niveaux et les registres de langues ne cessent jamais de se mêler et de s'entremêler: «Verumtamen quid tibi ego uideor in epistulis? Nonne plebeio sermone agere tecum? Nec enim semper eodem modo; quid enim simile habet epistula aut iudicio aut concioni? Quin ipsa iudicia non solemus omnia tractare uno modo: priuatas causas, et eas tenues, agimus subtilius, capitis aut famæ scilicet ornatius; epistulas uero quotidiannis uerbis texere solemus.» (Et d’ailleurs quel effet te font mes lettres? N’est-ce pas qu’elles s’adressent à toi à la manière du peuple? Certes non pas toujours; mais il reste qu'une lettre ne ressemble guère à un discours devant un cour de justice ou une assemblée. D'ailleurs, même au tribunal nous n’avons pas coutume de traiter toutes les choses de la même manière: les choses privées, de peu d’importance, nous les traitons avec moins d’apprêt, les choses d’importance ou de réputation il va de soi que nous le faisons de manière plus ornée; quant aux lettres nous avons coutumes de les tisser avec les mots de tous les jours.) CICERO – Ad Familiares – Liber Nonus – Pæto XXI. En somme, quoiqu’elle soit plus ancienne que celle qu'on peut retracer entre le haut allemand de la fin du huitième siècle et l’allemand d’aujourd’hui, la filiation qui va du latin de Cicéron jusqu’au français d’aujourd’hui (ou de toute autre langue romane) n’est pas cependant d’une nature fondamentalement différente. Si l’on en croit la linguiste suédoise ASTRID STEDJE: «Die uns überlieferte ahd. Sprache ist hauptsächlich die geschriebene Sprache der Geistlichen. Wie die Unterschichten der Bevölkerung sprachen, ist nicht dokumentiert.» (Le haut allemand que nous connaissons par le témoignage des textes est essentiellement la langue écrite des clercs et des religieux. Nous n’avons aucun renseignement sur la langue que parlait le bas peuple) DEUTSCHE SPRACHE GESTERN UND HEUTE, 1989-p.72. C’est dire que, pour l’allemand aussi, il manque aux philologues bien des maillons pour reconstituer dans son entier la chaîne des transformations linguistiques qui permettrait de remonter de l’allemand d’aujourd’hui à celui d’autrefois. Et pourtant, à notre connaissance, jamais philologue allemand ne s’est encore avisé, pour combler ces lacunes, de recourir à l’hypothèse d’un «Vulgärdeutsch»!

 

         Dès lors que se sont trouvées échafaudées les théories sur les langues, et en particulier, celle de «l’indogermanique, langue des Aryens», viennent à leur suite se forger dans les esprits comme dans les livres toutes sortes de théories prétendument scientifiques sur les races. Dès 1830, on peut lire, dans la Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse de HEGEL, un passage assez long traitant des races et des nations qui a de quoi faire frémir. Ce passage commence ainsi: «In geistiger Beziehung unterscheiden sich die angegebenen Rassen auf folgende Weise. Die Neger sind als eine aus ihrer uninteressierten und interesselosen Unbefangenheit nicht heraustretende Kindernation zu fassen. [...] Das Höhere, welches sie empfinden, halten sie nicht fest; dasselbe geht ihnen nur flüchtig durch den Kopf. [...] die Fähigkeit zur Bildung ist ihnen abzusprechen; [...]» (Pour ce qui est de l’intellect, les races données se distinguent de la manière suivante. Les nègres forment une nation qui, en raison de leur détachement insouciant et de leur inattention aux choses, ne sort pas de l’enfance. [...] Ont-il le sentiment de quelque chose d’élevé, ils le laissent passer de manière fugace à travers leur tête sans le retenir [...] ils sont incapables d’aucune culture) Werke 10 (1830) Anthropologie - Die Seele § 393 und 394 (Seiten 57 bis 60). HEGEL garde le meilleur pour la fin (weil man das Beste für das Ende aufspart), à savoir les Allemands, qui possèdent le «Geist», le «Gemüt» et le «Denken» (les Français arrivant en troisième position après les Anglais). En 1848, ainsi que le rapporte VIKTOR KLEMPERER à la page 181 de son LTI, le poète ERNST MORITZ ARNDT, dans son REDEN UND GLOSSEN, accuse les juifs, qu’ils soient, écrit-il, baptisés ou non (getaufte und ungetaufte) de travailler sans relâche à la délitescence et à la dissolution des valeurs en lesquelles les Allemands ont placé tout ce qu’ils ont de sacré et qui touche à leur conception de l’humain (arbeiten unermüdlich [...] an der Zersetzung und Auflösung dessen, worin uns Deutschen bisher unser Menschliches und Heiliges eingefasst schien), ces valeurs étant l’amour de la patrie et la vénération pour Dieu (Vaterlandsliebe und Gottesfurcht). Finalement, c’est en France, poursuit VIKTOR KLEMPERER, et sous la plume d’ARTHUR GOBINEAU entre 1853 et 1855, que naît la première théorie élaborée sur les races; elle fut intitulée: ESSAI SUR L’INÉGALITÉ DES RACES HUMAINES. Curieusement, ce Français ARTHUR GOBINEAU y fait lui aussi l’apologie de la «race germaine», dont la variante la plus pure serait la «race aryenne»; aussi n’est-il guère surprenant qu’il ait obtenu une plus large audience en Allemagne qu’en France (deutscherseits eher erkannt worden als von seinen Landsleuten – VIKTOR KLEMPERER – LTI p.178), d’autant que l’arrivée au pouvoir en Allemagne de Bismarck allait bientôt mettre un frein à l’admiration que pouvaient porter les Français aux Allemands. On se rappellera en outre que, peu après le Français GOBINEAU, il y eut aussi un Anglais, HOUSTON STEWART CAMBERLAIN, pour faire à son tour l’apologie des Germains. Voilà donc un Français et un Anglais qui se réclament de la race germanique. Ce ralliement inattendu fut-il entraîné par l’engouement qu’avait suscité la découverte d’une langue «indogermanique»?

 

         Quoi qu’il en soit, gardons-nous bien de porter, comme osa le faire FICHTE dans ses discours, aucun jugement hâtif sur les langues; ou bien encore d’établir des comparaisons de valeur entre elles, surtout si c’est en vue d’en conclure à un avantage ou à un désavantage pour ceux qui les parlent. Ni le nombre apparent des mots ni leur expressivité, laquelle est de toute façon relative, ne sauraient servir de critères fiables et objectifs pour qualifier ou quantifier la richesse d’une langue, encore moins la pensée de ceux qui la parlent.

 

         D’ailleurs, le cas des sourds-muets tend à faire la preuve que les aptitudes intellectuelles ne dépendent pas nécessairement de l’acquisition d’un lexique. Ainsi PIAGET dans le STRUCTURALISME (§17 Structures linguistiques et structures logiques) note par exemple que: «[...] chez le sourd-muet l’absence de langage n’exclut pas le développement des structures opératoires, le retard d’un à deux ans en moyenne sur le normal pouvant être attribué au défaut de stimulation sociale ». Il semblerait même, si l’on veut bien se référer aux travaux de GEORGES CANGUILHEM, que les êtres vivants n’aient pas attendu le langage articulé pour filtrer le réel, ou découper la réalité en vue d’une fin particulière: «Le propre du vivant, c’est de se faire son milieu, de se composer son milieu.» (CONNAISSANCE DE LA VIE).

 

         Avant de clore ce point sur le rapport qu’il peut y avoir entre pensée et langue, qu’il nous soit permis d’insister encore et de tenter d’ébranler jusqu’à la variante la plus modérée de la thèse que nous cherchons à réfuter; la nouvelle question à laquelle nous avons à répondre étant la suivante: À défaut de la limiter, la langue ne peut-elle du moins influencer ou orienter la pensée de ceux qui la parle? N’est-ce pas, par exemple, l’emploi si fréquent du verbe «werden» (devenir) en allemand qui aurait inspiré la dialectique de HEGEL? «Les têtes se forment sur les langages et les pensées prennent la teinte des idiomes.» prétend ROUSSEAU dans ÉMILE OU DE L’ÉDUCATION. Pourtant si les idiomes et les mots exerçaient une telle influence sur la pensée, on ne comprendrait pas pourquoi le verbe «werden» aurait attendu HEGEL pour marquer de son empreinte la philosophie allemande. Ce qu’on constate le plus souvent, c’est que ce ne sont pas les mots qui guident les philosophes, mais plutôt les philosophes qui détournent les mots à leur profit, quand ils ne s’inventent pas eux-mêmes un vocabulaire qui leur est propre («le paraître», «l’en-soi», etc.), plus parfois dans le souci de ménager quelque symétrie à leur système que de «parler juste»: «Ceux qui font les antithèses en forçant les mots sont comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie: leur règle n’est pas de parler juste, mais de faire des figures justes.» BLAISE PASCAL – Pensées (n°27, p. 79). Prenons un exemple. Un des mots-clefs de la philosophie de HEGEL est le mot «aufheben», dont on peut lire dans certains ouvrages de référence qu’il est «délicat à traduire en français». Il est vrai que ce terme peut signifier des choses bien différentes, selon le contexte: «einen Stein aufheben» c’est soulever ou ramasser une pierre; «Briefe zur Erinnerung aufheben», c’est garder, conserver des lettres en souvenir; «die Sitzung aufheben», c’est lever la séance; «die Todesstrafe aufheben», c’est abolir la peine de mort; «Gewinne und Verluste heben sich einander auf», ce sont les gains et les pertes qui s’annulent ou se compensent réciproquement... (la liste n’est pas exhaustive !). Pourtant, malgré les apparences, le mot, pris dans son contexte, ne comporte en général aucune ambiguïté, car il n’a normalement jamais qu’un sens à la fois. (Que l’on songe en comparaison qu’il est possible en français de relever: un meuble, des copies, le défi, une erreur, le compteur, une sauce, la garde, un ministre de ses fonctions etc.) Quant au sens ambivalent et nouveau que HEGEL prête au terme «aufheben», il n’est pas admis par l’usage et ne l’a jamais été. Il est de fait si peu naturel même au lecteur allemand que celui-ci est invité au début de la PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT à prendre des notes sur ce mot pour mémoire! Le «aufheben» hégélien est donc non moins délicat à traduire en allemand qu’en français. Cette habitude qu’ont les philosophes de détourner voire de forger des mots pour leur seul usage est d’ailleurs fort ancienne. Déjà, dans la Grèce antique, on avait apparemment, d’après ce que nous rapporte CICÉRON, le goût du néologisme: «[...] quasi qualitatem nominabant – dabitis enim profecto ut in rebus inusitatis, quod Græci ipsi faciunt hæc iam diu tractantur, utamur uerbis interdum inauditis.[...] Qualitates igitur appelaui ποιότης Græci uocant, quod ipsum apud Græcos non est uulgi uerbum sed philosophorum[...]» (ils la nommaient pour ainsi dire «quelle-té – de quelle elle est» - vous m’accorderez que pour les choses non coutumières, puisque les Grecs, qui traitent ces sujets depuis longtemps, eux-mêmes le font, j’use de néologismes / de mots qu’on n’a encore jamais ouïs. [...] Si donc j’ai appelé «quelleté» ce que les Grecs dénomment «poiotès», c’est que ce mot de «poiotès» n’est pas chez les Grecs non plus un mot en usage, mais bien un mot de philosophes [...]) ACADEMICI LIBRI. Notons bien au passage que ces néologismes, dont se complaisent à user et à abuser certains philosophes, parce qu’ils ne se rattachent à aucun usage ni peut-être à aucun fait précis, de même que tout mot pris dans un sens par trop abstrait ou subtil, sont des mots à l’occasion bien commodes pouvant prendre selon les besoin de la démonstration un sens tantôt plus large tantôt plus restreint: «Un mot abstrait est comme une boîte à double fond: on y met les idées que l’on désire, et on les en retire sans que personne le voie.» ALEXIS DE TOCQUEVILLE – DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE – Tome II, p. 102 (écrit en 1840). Que les philosophes puissent néanmoins se laisser éblouir ou aveugler eux-mêmes non seulement par les mots mais encore par la grammaire et la structure de la langue qu’ils emploient, c’est ce que NIETZSCHE, par exemple, a montré dans JENSEITS VON GUT UND BÖSE dans un passage sur DESCARTES (&54 – p. 60). Ce dernier, croyant, pour aboutir à son fameux «Ego sum, ego existo», avoir suffisamment douté de tout, aurait quand même du moins omis, observe NIETZSCHE, de douter qu’à tout verbe il fallût un sujet et que ce sujet en fût la cause agissante: «[...] – ob nicht vielleicht das Umgekehrte wahr sei: »denke« Bedingung, »Ich« bedingt; »Ich« also erst eine Synthese, welche durch das Denken selbst gemacht wird.» ([...] pour voir si ce ne serait pas plutôt l’inverse qui serait vrai, à savoir que «pense» serait la condition et «Je» le conditionné; que «Je» finalement ne serait qu’une synthèse dérivant du fait même du penser.) Relisons pour mémoire (et pour le plaisir) tels passages des MEDITATIONES: «Adeo ut, omnibus satis superque pensitatis, denique statuendum sit hoc pronuntiatum, Ego sum, ego existo, quoties a me profertur, uel mente concipitur, necessario esse uerum. [...] Fieri enim potest ut hoc quod uideo non uere sit cera; fieri potest ut ne quidem oculos habeam, quibus quidquam uideatur; sed fieri plane non potest, cum uideam, siue (quod iam non distinguo) cum cogitem me uidere, ut ego ipse cogitans non aliquid sim.» (À tel point que, toutes choses ayant été assez, voire trop, pensées et pesées, par conséquent, il faut bien poser que cet énoncé «Je suis, j’existe», chaque fois qu’il est par moi proféré, ou bien seulement conçu, est nécessairement vrai. [...] Il peut se faire en effet que ce que je vois ne soit pas vraiment de la cire; il se peut faire que je n’aie point d’yeux, par lesquels ne soit vue nulle chose; mais il ne peut certes se faire que quand je vois, ou plutôt (ce que je ne puis bien discerner l’un de l’autre) quand je me pense être en train de voir, que moi-même le pensant je ne sois quelque chose). À la lecture de ces lignes, il semble bien en effet que DESCARTES accorde au sujet grammatical ou sujet logique, sans s’en rendre compte, une sorte de préséance sur le verbe (ego existo; a me profertur); et qu’il ne mette de plus nullement en question le rapport entre sujet et verbe, qui semble aller de soi. Mais enfin, sur ce point, le latin de DESCARTES (latin, soit dit par parenthèse, qui aurait sans doute bien étonné un Cicéron ou un Sénèque) ne diffère guère de l’allemand, qui normalement à tout prédicat suppose un sujet, ce qui n’a pas empêché NIETZSCHE de faire les réflexions qu’on a vues plus haut. Et puis la philosophie n’est-elle pas, comme on le sait depuis PLATON et ARISTOTE, fille de l’étonnement? Philosopher, n’est-ce pas précisément mettre en question ce qui «va de soi»? Citons le fameux passage d’ALAIN: «Penser, c’est dire non. [...] c’est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l’heureux acquiescement.» PROPOS SUR LES POUVOIRS n°139. Que resterait-il de la philosophie si elle était enfermée ou contenue a priori dans les mots d'une langue? Le texte de NIETZSCHE apporte la preuve qu’on peut bien, pour peu qu’on y ait réfléchi, mettre en doute la grammaire et sans peine s’en affranchir, et cela, tout en employant des mots qui pourtant s’y conforment. Passant des philosophies aux mentalités, nous rappellerons que, de ce que la structure du français est dite, par simplification, «analytique», il vaut mieux se garder de conclure à la finesse d’analyse des Français! Pour le reste, qu’il suffise d’évoquer les différences indéniables de civilisation et de manières de voir entre Indiens, Britanniques et Américains, qui parlent cependant tous l’anglais. Et comme le remarque le linguiste HAGÈGE, dans L’HOMME DE PAROLES : «chacun sait qu’une seule et même langue est commune, en n’importe quel lieu du globe, à des individus que presque tout oppose.» Enfin, notons que toutes les tentatives d'assujettissement des esprits par le biais d’une langue manipulée à la façon de la novlangue, décrite par ORWELL dans 1984, se sont toujours révélées illusoires et n’ont jamais empêchés les révolutions. Ainsi, YAGUELLO dans LES FOUS DU LANGAGE, rapporte comment STALINE se servit des théories du chercheur NICOLAS MARR pour mener une politique linguistique afin d’asseoir la culture socialiste. On sait aujourd’hui à quel point sa politique a échoué. Pour ALAIN: «Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c’est que je consens, c’est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c’est que je respecte au lieu d’examiner.» PROPOS SUR LES POUVOIRS n°139. On ne se laisse abuser par notre langue que pour autant que nous y consentons: «Le langage peut me résister, m’égarer, mais je ne serai jamais dupe que si je le veux [...]» note JEAN-PAUL SARTRE dans SITUATIONS (Critiques Littéraires, Aller et Retour). Quel que fût le caractère insidieux et manipulateur, ainsi qu’on peut le lire dans le LTI de VIKTOR KLEMPERER, des mots qu’employèrent les nazis, ce caractère n’ôte rien à la responsabilité de ceux qui marchèrent sur leurs traces. La langue elle-même ne saurait motiver ni influencer la pensée; au contraire, il apparaît plutôt que les langues n’enregistrent en général qu’avec retard les changements idéologiques, les nouvelles mentalités, voire les progrès de la science: «Un astrophysicien n’est nullement gêné, en admettant qu’il veuille en prendre conscience, par l’emploi d’une expression comme le soleil couchant, lors même qu’en elle se fige un savoir archaïque, précopernicien.» (HAGÉGE, L’HOMME DE PAROLES) p.125. Force est donc de constater, à la lumière de ces quelques remarques, que l’hypothèse d’un lien déterministe entre ces choses aussi complexes que sont, d'une part, les courants d’idées, les aptitudes intellectuelles et, d'autre part, les structures des langues, ne cadre pas du tout avec les faits. Au surplus, pour que les langues pussent nous déterminer, encore faudrait-il qu'elles eussent une existence autonome, indépendamment de ceux qui la parlent, voire qu'elles raisonnassent par elles-mêmes, ce qui ne saurait être le cas, comme nous allons tenter de le montrer dans le paragraphe suivant.

 

         Croire à l’influence de la langue sur la pensée revient à croire que la langue préexiste à la parole qui manifeste la pensée, comme si la langue avait une existence propre et autonome, indépendante des humains qui la parlent. Il est vrai que nous sommes habitués à appliquer aux langues - pour reprendre les termes de MARINA YAGUELLO - une «métaphore du vivant»; nous disons que les langues vivent, déclinent, meurent; nous leur prêtons comme à des personnes des traits de caractère: précises, fières, dures etc. Pourtant il est clair que la langue n’existe que pour autant qu’elle est parlée: c’est la parole qui façonne la langue, et non l’inverse; loin de limiter la parole, la langue ne se définit et ne se redéfinit sans cesse que par les paroles, au fur et à mesures de ses échanges et de ses variations. Car la parole est fluide, ondoyante, toujours en mouvement, et les grammairiens, sauf à nourrir l’ambition illusoire de poser des normes une fois pour toutes, ne peuvent qu’enregistrer une espèce de «moyenne» de parole, indéfinissable parce que sans cesse en évolution, qu’on nomme l’usage; l’usage ne présentant de toute façon qu’une image déjà dépassée et artificiellement unifiée, idéale et abstraite, de la langue. Les linguistes, quant eux, à la fois plus rigoureux et moins pragmatiques, renonceront à poser des normes; ils se contenteront de dégager des tendances, des probabilités, et ce, dans le temps, dans l’espace, par catégories professionnelles, sociales etc. Il faut noter que si l’on a pu ainsi, en procédant par comparaison systématique et en s'appuyant sur des statistiques, procéder à des classements, définir des types de langue, établir des relations et des correspondances apparemment régulières (comme par exemple, les correspondances phonétiques, du type p/f – pâle/fahl; pu-er/ver-fau-len; peau/Fell; père/Vater; péril/Ge-fahr; pied/Fuß; poulain/Fohlen; poisson/Fisch; pour/für), c’est qu’on a considéré les langues non dans leur devenir, mais d'après certaines formes qu'elles ont prises dans le passé. Il faut aussi souligner que ces «lois linguistiques» ne ressemblent en rien aux lois de la physique déterministe, laquelle prétend, par exemple, être en mesure de prévoir avec certitude la trajectoire d’un corps en mouvement étant données sa position, sa direction, sa vitesse, les forces en jeu etc. Les lois phonétiques, par exemple, ne sont que des lois pour ainsi dire «à rebours», qui ne valent que pour le passé (il y a dans l’allemand d’aujourd’hui beaucoup de mots qui commencent par la lettre «p»), et il est impossible de prévoir l’évolution phonétique d’une langue, parce qu’elle est sans cesse refaçonnée par ceux qui la parlent. Sans doute pourra-t-on objecter que si je façonne la grammaire de ma langue en la parlant, du moins ne suis-je pas le seul à la façonner; et la plupart des règles de grammaire, la plupart des mots que j’utilise, loin de les avoir créés de toutes pièces, je les ai appris et repris en conversation avec autrui. Il y a là comme un mouvement de masse, une dynamique de groupe, groupe dont je ne suis qu'un élément parmi d'autres. Mais cet état de fait, s'il permet aux linguistes de délimiter, encore que de manière assez floue et globale, de manière pour ainsi dire «sociologique», les langues entre elles (comme le français de Paris du français de Perpignan, le français de Perpignan du catalan, le catalan du castillan etc.), il ne restreint en rien le jeu même de ma parole, libre que je suis toujours de reprendre ou non les règles langagières de mon groupe linguistique, de les détourner à mon profit ou d'en proposer de nouvelles, - quand bien même ce serait au risque de ne pas être compris, ce risque faisant de toute façon partie du jeu. Dans ma manière de parler, sans doute reconnaîtra-t-on le français de telle ou telle région, mais cette variante régionale, qui semble me définir, c'est moi au contraire qui, en parlant, contribue à la redéfinir et à faire, par exemple, qu'elle ne soit déjà plus tout à fait celle que parlaient mes parents ou mes grands-parents. La grammaire d'une langue pour les sujets la parlant est pareille à une règle du jeu qui, au lieu d'être fixée à l'avance, découlerait du jeu lui-même: elle n'en serait, pour ainsi dire, que le sillage, qu'une empreinte, changeant au gré des joueurs, qui la modifient, la suivent, l'enfreignent, la reprennent ou la refont sans cesse. C'est cet échange, cette partie de jeu, ou si l'on préfère, cette interaction sociale, qui détermine la grammaire et fait se dessiner en arrière-plan comme une structure linguistique, et non l'inverse. Ce sont les joueurs, et non les règles, qui font la partie. Enfin et surtout, la langue que je parle non seulement ne restreint pas ma parole a priori, mais elle ne limite en rien ni même n'oriente ma capacité d'expression. Car, encore une fois, c'est par le «différentiel» et la «négativité», par le jeu d'opposition entre les mots et par leur combinaison, par la manière dont sont utilisées les règles, la syntaxe etc., que se montre à moi ou à autrui le sens à donner à mes propos, et non des mots eux-mêmes, non des règles elles-mêmes, dont il nous faut même faire abstraction si nous voulons comprendre autrui et nous faire comprendre.

 

 

         Nous pouvons maintenant nous prononcer sur l’hypothèse selon laquelle notre pensée serait modelée par la langue que nous parlons: non seulement elle ne cadre pas avec l’expérience du traducteur, ni avec celle du «psychologue», mais encore elle repose sur une conception de la nature des langues qui est erronée. Par conséquent, il n'y a rien qui permette de soutenir que notre pensée soit prisonnière de notre langue, et ceux qui pensent brillamment, peuvent le faire assurément dans toutes les langues, «encore qu’ils ne parlassent que bas breton» nous dit DESCARTES dans son DISCOURS DE LA MÉTHODE, qu’il écrivit en français. Si d’ailleurs, pour ses MEDITATIONES, DESCARTES avait choisi le latin des doctes, ce n’était pas qu’il jugeât le français moins apte à rendre intelligibles ses pensées, mais, comme il l’expliqua lui-même dans la préface à l’édition française de 1647, parce qu’il «voulut leur parler [aux doctes] en leur langue, et à leur mode», sans se limiter aux doctes parlant le français. Du reste, la version française lui parut «assez juste et si religieuse que jamais elle ne s’est écartée du sens de l’auteur.» Quant au «droit de revue et de correction», il en usa, lit-on plus loin, «mais pour se corriger plutôt qu’eux [les traducteurs], et pour éclaircir seulement ses propres pensées.» - pour éclaircir! En effet, chaque langue se servant, pour désigner une même chose, de conventions différentes, le passage d'une langue à l'autre force souvent le traducteur à expliciter certains points qui ont pu dans l'original demeurer implicites, à donner sur ceux-ci, pour ainsi dire, des éclaircissements. Nous en avons déjà parlé plus haut: «Les langues diffèrent par ce qu’elles nous imposent de dire», en sorte qu'il y a toujours dans le texte original des éléments que le traducteur ne peut se passer de préciser, voire d'interpréter. Ainsi, selon le philologue allemand HANS GEORG GADAMER: «Wer übersetzt, muß solche Überhellung auf sich nehmen. Er darf offenbar nicht offen lassen, was ihm selber unklar ist. Er muß Farbe bekennen. Zwar gibt es Grenzfälle, in denen im Original (und für den ursprünglichen Leser) etwas wirklich unklar ist. Aber gerade an solchen hermeneutischen Grenzfällen wird die Zwangslage deutlich, in der sich der Übersetzer immer befindet. Hier muß er resignieren. Er muß klar sagen, was er versteht. [...]Jede Übersetzung, die ihre Aufgabe ernst nimmt, ist klarer und flacher als das Original.» in HERMENEUTIK - WAHRHEIT & METHODE. (Ces sortes d'éclaircissements supplémentaires, tout bon traducteur ne peut que les prendre sur soi. Ce qu'il n'est pas sûr lui-même d'avoir bien compris, il n'a évidemment pas le droit de le laisser en suspens. Il lui faut trancher. Sans doute arrive-t-il que le texte à traduire contienne des passages vraiment obscurs (et pour le lecteur de départ aussi). Mais ce cas extrême, à la frontière de l'herméneutique, n'est précisément qu'un cas limite de la situation dans laquelle se trouve toujours le traducteur. Mis en demeure de choisir, il lui faut en prendre son parti et dire ce qu'il a compris, sans équivoque. [...] Toute traduction tant soit peu sérieuse est à la fois plus explicite et plus plate que l'original.)

         Les écrits de HEGEL seraient-ils à ranger au nombre de ces «Grenzfälle», de ces cas limite? On serait tenté de le croire à la lecture du passage suivant: «C'est par une traduction, celle de la Phénoménologie de l'esprit, qu'il [J. Hyppolite] avait donné à Hegel cette présence; et que Hegel lui-même est bien présent en ce texte français, la preuve en est qu'il est arrivé aux Allemands de le consulter pour mieux comprendre ce qui, un instant au moins, en devenait la version allemande.»

MICHEL FOUCAULD – L'ORDRE DU DISCOURS – p. 75

         Le choix de la langue est donc indifférent. Que la pensée d'un Allemand, par exemple, puisse fort bien s'exprimer en d'autres langues que l'allemande, c'est ce que montre assez par exemple le fait que LEIBNIZ ait choisi d'écrire ses PRINCIPES DE LA NATURE ET DE LA GRÂCE ainsi que sa MONADOLOGIE plutôt en langue française, celle-ci étant alors redevenue pour un temps langue de communication internationale, comme elle l'avait d’ailleurs déjà été une première fois au treizième siècle, à l'instar de la langue anglaise d'aujourd'hui, dans laquelle paraissent de nos jours la plupart des ouvrages scientifiques. Et bien avant LEIBNIZ, bien avant DESCARTES, l’Italien THOMAS D’AQUIN n’avait-il pas, dans son latin médiéval, déjà affirmé: «Quæcumque sint illæ linguæ seu nationes, possunt erudiri de diuina sapientia et uirtute»? (Quelles que soient les langues et les nations, elles peuvent enseigner la sagesse divine et la vertu).

 

         Ce point étant établi, il nous faut revenir à la première des deux hypothèses que, partant des significations possible du terme «Wort», nous avions posées au début de ce devoir, à savoir: même en admettant que la forme des langues ne conditionne en rien la forme de la pensée, ne faut-il pas, à tout le moins, reconnaître qu'il ne saurait y avoir de pensée sans langage articulé? Et si tel est le cas, la parole que je produis est-elle bien ma pensée tout entière, constitue-t-elle, comme l’affirme Hegel sa plus véridique existence « wahrhaftestes Dasein»?

 

         «Denken ohne Sprache ist unvorstellbar» (La pensée est inconcevable sans le langage), affirme, par exemple, HANNAH ARENDT (citation d’après Dieter E. Zimmer – So kommt der Mensch zur Sprache).  Mais sur quoi au juste se fonde pareille affirmation? La difficulté provient de ce que personne ne s’accorde tout à fait sur le sens du mot de «pensée», qui reçoit selon les contextes et les philosophes des acceptions bien différentes. Encore une fois: si par pensée on veut entendre précisément ce qui trouve son achèvement dans la parole et rien d’autre, alors bien sûr penser, c’est parler; et la discussion est close. Notons toutefois que, dans cette conception, la pensée, par le biais de la parole, n'est jamais qu’en tant qu’elle est un produit fini, un objet connu. Ainsi peut-on lire, dans le §465 de la PHILOSOPHIE DES GEISTES, que penser en pleine intelligence, c’est posséder des pensées, c’est les avoir: «Das Denken der Intelligenz ist Gedanken haben». Pourtant HEGEL lui-même prend sans doute le mot «pensée» dans une autre acception quand il écrit (§398) que l’être humain est de toute façon un être pensant (wir sind Denkende), à tel point qu’il ne saurait s’arrêter de penser même pendant son sommeil: «Denn das Denken überhaupt gehört so sehr zur Natur des Menschen, daß derselbe immer, auch im Schlafe, denkt.» Ainsi donc, que nous parlions ou non, que nous soyons ou non éveillé et au fait de nos pensées, nous ne cessons jamais tout à fait de penser. Il serait donc possible de penser sans connaître ses pensées, sans les avoir. Pour être plus précis: je pourrais donc exprimer ma pensée sans m'en rendre clairement compte. Car, convenons-en, penser, c’est forcément exprimer sa pensée: il ne saurait certes y avoir de pensées toutes faites précédant leur «expression». De même qu’il est absurde de nous imaginer autrement qu’engagés dans le chemin de l’action (comme si avant d’agir et afin d'agir nous pouvions nous mettre en suspens et nous extraire du monde), de même, il est absurde d’imaginer que la pensée puisse être autrement qu’en acte. Ne cessant jamais de penser, dans le temps que je pense, je ne cesse jamais non plus de faire quelque chose (même quand il me semble ne rien faire); et c’est précisément ce que je fais qui indique aux autres ma pensée et en donne la mesure, comme l’atteste l’existence du détecteur de mensonge, qui en enregistrant ses battements du cœur, ses mouvements des yeux, sa tension, sa transpiration etc. permet de conclure ou non à la bonne foi du sujet testé. La pensée ne se distingue pas de l’expression; en toute rigueur, le terme même d’expression, qui suggère un «en dedans» à faire sortir, est impropre, car ma pensée est dans mes actes tout entière d'emblée livrée au monde. Le psychisme, en tant que substance ou en tant qu'«intérieur» du corps, n’est qu’une illusion, au mieux, une abstraction. À moins de croire à un monde en dehors du monde, ma pensée ne saurait être ni en dehors de mon corps ni non plus en dedans de mon corps: il faut donc bien qu’elle soit mon corps lui-même, en tant qu'il fait partie du monde, y occupe une certaine place et y exerce une certaine action, c’est-à-dire mon corps qui voit, entend, sent, agit en vue de réaliser un certain projet. Pour SARTRE, c’est bien le corps en situation et en acte qui est «l’objet psychique par excellence, le seul objet psychique» (L’ÊTRE ET LE NÉANT) D’où que la pensée est comme une facette, une manifestation du corps, et qu’elle n’est même que cela. C’est en ce sens que nous comprenons la phrase de MERLEAU-PONTI : «L’orateur ne pense pas avant de parler, ni même pendant qu’il parle, sa parole est sa pensée» (PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA PERCEPTION) ou cette autre de SARTRE : «[...] on apprend sa pensée objectivement par le langage même en même temps qu’on la pense pour la couler dans le langage.» JEAN-PAUL SARTRE – L’être et le néant p. 310. Seulement si la parole en est une manifestation ou une facette, elle n’est pas la pensée tout entière. Nous ne parlons pas que par les mots: c’est notre corps tout entier qui parle et qu’il faut écouter. N’apprend-on pas les pensées de quelqu’un aussi bien - sinon mieux - par ses gestes ou sa rougeur au front que par ses paroles? «Man lügt wohl mit dem Munde; aber mit dem Maule, das man dabei macht, sagt man doch die Wahrheit.»(On peut bien mentir en paroles; mais la tête que l’on fait alors dit tout de même la vérité.) (NIETZSCHE PAR-DELÀ BIEN ET MAL - §166). De fait, tout en nous aux autres nous décèle: «Il n’y a rien de si délié, de si simple, et de si imperceptible, où il n’y entre des manières qui nous décèlent. Un sot ni n’entre, ni ne sort, ni ne s’assied, ni ne se lève, ni ne se tait, ni n’est sur ses jambes, comme un homme d’esprit.» JEAN DE LA BRUYÈRE – LES CARACTÈRES– Du mérite personnel - §37 p. 93 (paru en 1688). Que je le veuille ou non, mes paroles, mes gestes, mes attitudes disent toujours quelque chose:«Ma pensée au grand jour partout s’offre et s’expose / Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose » BOILEAU – Epître IX à M. le Marquis de Seignelay.

 

         C’est notre corps tout entier qui parle et qu’il faut écouter, avons-nous dit. Mais, à la réflexion, il nous semble qu'il y a plus encore, car les limites de notre corps s'étendent bien au-delà de ses contours apparents: nous sentons, percevons, voyons, pour ainsi dire,  à distance; et cette perception apparente est bien plus qu'une simple perception, elle est aussi une conception, un modelage du monde. Voir, par exemple, ce n'est pas simplement recevoir des images passivement à la manière d'une caméra, voir c'est bien plutôt choisir et dessiner le contour des choses, c'est en donner sa vision, pour la proposer et l'imposer à autrui. Ainsi donc, si, pour parler comme HEGEL, «Das Denken ist das Sein», si l'existence des choses et la pensée ne font qu'un, si le monde n’est autre qu'une conception du monde, - ou, si l'on préfère, le découpage arbitraire que nous en faisons -, alors ce monde aussi nous indique notre pensée, dont il n'est finalement qu'un reflet; partant, pour comprendre pleinement la pensée de HEGEL, il faudrait tâcher de voir le monde tel qu'il le vit lui-même et tel qu'on le vit en général à son époque, en commençant par lire tout le livre dont est extrait le texte figurant au début de ce devoir, puis en lisant l’œuvre tout entière de HEGEL, afin de replacer cette œuvre dans son contexte historique et social, la confronter et la comparer à celles de KANT, FICHTE, HERDER, SCHELLING, SHOPENHAUER etc. (ou, côté français, à celles de CONDILLAC, DESTUTT DE TRACY, CABANIS, MAINE DE BIRAN, COMTE etc.); bref, il faudrait non seulement consulter les écrits de HEGEL, mais il faudrait encore interroger les «faits» (qui sont faits par nous-mêmes).

 

         En prenant ce terme de «langage» dans son sens le plus large, on peut donc bien dire que tout, absolument tout est langage, non seulement nos paroles, mais encore nos gestes, nos actes et les faits «objectifs» que nous prétendons constater, le monde enfin. Dans ce sens, langage et pensée sont pratiquement synonymes. Seulement il faut distinguer: s'il est vrai que nous sommes tout entier pensée, signification et langage, notre parole articulée, quant à elle, n’est qu’un mode dérivé et secondaire de ce langage, et elle est loin de le refléter entièrement, loin en tout cas d'en donner un reflet fidèle. C’est que la parole est ambiguë, ainsi que HEGEL dans le §411 n’a pas manqué de le souligner: «Selbst die Sprache ist dem Schicksal ausgesetzt, so gut zur Verhüllung wie zu Offenbarung der menschlichen Gedanken zu dienen » (Même la parole n’échappe pas au destin de servir aussi bien à voiler qu’à dévoiler les pensées des hommes). D’ailleurs, nous enseigne MONTESQUIEU: «La plupart du temps elles [les paroles] ne signifient point par elles-mêmes, mais par le ton dont on les dit. Souvent, en redisant les mêmes paroles, on ne rend pas le même sens […]» L'ESPRIT DES LOIS, XII. La parole n'est pas forcément à prendre au pied de la lettre; souvent elle nous dit bien autre chose que ce qu'elle prétend dire. «[...]; les paroles elles-mêmes ne me renseignaient qu’à la condition d’être interprétées à la façon d’un afflux de sang à la figure d’une personne qui se trouble, à la façon encore d’un silence subit.» MARCEL PROUST – LA PRISONNIÈRE p. 182. Citons également Madame DE STAËL (DE L’ALLEMAGNE, première partie, p. 113) : «Il y a bien des phrases en effet dans notre langue pour dire en même temps et ne pas dire, pour faire espérer sans promettre, pour promettre même sans se lier.» Les mots en eux-mêmes sont ambigus; parfois ils sont carrément menteurs. Au moyen des mots, on trompe autrui ou on s'abuse soi-même. «Tels étaient les mots que je me disais; ils étaient le contraire de ma pensée; [...]» écrivit PROUST dans LE CÔTÉ DE GUERMANTES (Tome premier, p. 318), témoignant par là qu’on pouvait fort bien, par des mots, se mentir à soi-même.

 

         À bien y réfléchir, il paraît même plus aisé de mentir que de dire ce que l’on pense. En effet: que l’on tâche de répondre de toute bonne foi à la question «Dites, qu’en pensez-vous au juste?», et l’on éprouvera cette gêne diffuse, qui est «notre incapacité même à nous reconnaître, à nous constituer comme étant ce que nous sommes» (SARTRE dans L’ÊTRE ET LE NÉANT). C’est que, comme on l’a vu avec HEGEL dès la première partie du présent devoir, dire ce que je pense revient à connaître ce que je pense. Or, cette connaissance de ma pensée est un «irréalisable» à double titre. D’abord parce que, du fait même de cet «échappement à l’être» qu’est la conscience, en devenant objet, ma pensée m’échappe: je puis en effet la juger et prendre position vis-à-vis d’elle, la renouveler, la reprendre à mon compte, mais aussi la renier; ma pensée une fois objectivée n’est en tout cas déjà plus ce que je pense: «Sobald nämlich unser Denken Worte gefunden hat, ist es schon nicht mehr innig, noch im tiefsten Grunde ernst. » (C’est que dès lors qu’elle se trouve énoncée, notre pensée cesse au fond de nous-même d’être vraiment ressentie) ARTHUR SCHOPENHAUER – Parerga und Paralipomena [Nebenwerke und Zurückgebliebenes] – Zweiter Teilband – Ueber Schriftstellerei und Stil – p. 555. Ensuite, parce qu'étant moi-même tout entier manifestation et pensée, je ne puis dire et donc connaître ce que je pense sans me connaître tout entier, connaissance qui suppose que je prenne du recul pour me considérer moi-même. Mais comment pourrais-je avoir une vue totale de moi-même? Je ne peux à la fois agir et me regarder agir. Si je suis triste, la «tête que je fais», bien qu’elle ne se distingue pas en fait de ma tristesse, je n’en ai pas proprement connaissance; ou si j’en prends connaissance, autrement dit, si j'en fais un objet (si je l'objective), c’est par le regard d’autrui, dans la mesure où je me mets à la place des autres pour contempler ma tristesse; mais, ce faisant, je cesse du même coup d’être triste. Cependant, il faut souligner que si, dans le moment que je la sens en la vivant, je ne connais pas ma tristesse comme on connaît et reconnaît un objet, je n’en suis pas moins en train de vivre quelque chose tristement, et par là je sais bien au fond que je suis triste. Seulement je le sais sans y penser: c’est la «certitude immédiate» de HEGEL ou la sensation de «résistance» de MAINE DE BIRAN que nous avons déjà rencontrée dans la première partie de ce devoir. Il n'en reste pas moins que je ne puis me connaître tout entier, comme on connaît un objet, et, que, partant, il m'est impossible de dire tout ce que je suis, de me dire tout entier. D'où que ma sincérité en paroles est impossible à atteindre parfaitement. En fait, vis-à-vis de ma pensée et de la connaissance qu’on peut en avoir, il y aurait deux points de vue à considérer: le mien et celui d’autrui. Pour moi, dans le sens que nous avons précisé, je ne connais de ma pensée que ce que j’en dis. Mais les autres, pour juger de ce que je pense, ne s’arrêteront pas uniquement à mes paroles, mais rapporteront celles-ci à la «tête que je fais», de même qu'à la totalité de mes actes dans la situation donnée; et, sur ce que je pense vraiment, j’aurai beau, par mes paroles, aller peut-être jusqu’à me leurrer moi-même, les autres du moins ne s’y tromperont pas: «Il est aussi facile de se tromper soi-même sans s’en apercevoir qu’il est difficile de tromper les autres sans qu’il s’en aperçoivent.» (FRANÇOIS DE LA ROCHEFOUCAULD, Maxime n°115). En ce sens, il y a donc bien une pensée autre que celle qui se livre par la parole: ma parole ne constituant que la partie connue et reconnue par moi de ma pensée, - laquelle n’est peut-être pas la partie la plus importante. C’est en tout cas, l’opinion de NIETZSCHE: «Car, comme toute créature vivante, l’homme, je le répète, pense constamment», affirme-t-il dans LE GAI SAVOIR (Die fröhliche Wissenschaft) (§354), mais, poursuit-il (à l'encontre de Hegel !), «la pensée qui s’exprime en mots» «[...] ne représente que la partie la plus infime, disons la plus superficielle, la plus mauvaise de tout ce qu’il pense (Denn nochmals gesagt: der Mensch, wie jedes lebende Geschöpf, denkt immerfort, aber weiss es nicht; das bewusste werdende Denken ist nur der kleinste Theil davon, sagen wir: der oberflächlichste, der schlechteste Theil: - denn allein dieses bewußte Denken geschieht in Worten [...])Au reste, veut-on être sincère? Si notre pensée ne nous est pleinement connue que pour autant qu'elle est objectivée par la parole, alors peut-être nous suffit-il de ne pas tout dire pour ne pas avoir à connaître ou à reconnaître tout ce que nous pensons...  «N’écrit-on pas précisément des livres pour celer ce qu’on recèle en soi?» (schreibt man nicht gerade Bücher, um zu verbergen, was man bei sich birgt ?) nous confie NIETZSCHE dans PAR DELÀ BIEN & MAL (§ 289), ajoutant plus loin que «Toute parole est un masque» (Jede Philosophie verbirgt auch eine Philosophie; jede Meinung ist auch ein Versteck, jedes Wort eine Maske. – Toute philosophie en recouvre une autre; toute opinion en cache une autre, et toute parole est un masque). Connaître, c'est d'ailleurs toujours connaître pour une certaine raison et dans un certain dessein; toute connaissance recèle un sens, une orientation, une intention, dont il n'est pas permis de faire abstraction: «Je conclus[...] que, dans l’analyse des phénomènes intérieurs, il n’est pas permis, il n’est pas même possible, de faire abstraction de la cause, que cette cause même, loin d’être une inconnue, jouit de toute l’évidence d’un fait de sentiment, puisqu’elle ressort du caractère même de son produit, qui ne devient perception qu’en elle et par elle.» MAINE DE BIRAN, DE L’APERCEPTION IMMÉDIATE, p. 81.. Quelque conceptuelle qu’elle se donne, la pensée est toujours celle de quelqu'un à la poursuite d'un certain but, lequel but entre lui-même dans une visée plus générale. De sorte que la pensée pure, telle que la décrivit HEGEL, pensée purifiée de toute subjectivité, n’est pas vraisemblable. Même la pensée spéculative et la connaissance la plus éthérée ne sauraient être comme survolant un univers sans perspective: la connaissance n’est jamais universelle; au contraire, elle est perspective et point de vue, intéressée, toujours partiale. Ainsi, comme l’a montré par exemple CANGUILHEM dans son étude sur la «théorie» cellulaire (LA CONNAISSANCE DE LA VIE), on peut derrière chaque science, si objective soit-elle, toujours détecter quelque idéologie. Sur un plan plus prosaïque, disons que l’on a toujours quelque intérêt personnel à connaître (et à faire connaître) ce que nous voulons bien connaître (et laisser connaître) de nos pensées. Ce sont ces intérêts personnels que NIETSCHE s’amuse à «lire entre les lignes des philosophes», qui selon lui sous couvert «d’une dialectique froide, pure et divinement sereine» ne feraient au fond «que défendre, avec des arguments découverts après coup, quelque thèse arbitraire, quelque idée gratuite, une «intuition» quelconque, ou encore le plus souvent, quelque vœu de leur cœur [...] » (§5) (Sie stellen sich sämmtlich, als ob sie ihre eigentlichen Meinungen durch die Selbstentwicklung einer kalten, reinen, göttlich unbekümmerten Dialektik entdeckt und erreicht hätten [...] während im Grunde ein vorgenommener Satz, ein Einfall, eine „Eingebung“, zumeist ein abstrakt gemachter und durchsiebter Herzenswunsch mit hinterher gesuchten Gründen vertheidigt wird)

 

         Ainsi, tout compte fait, nous ne disons pas ce que nous pensons. Mais pense-t-on au moins ce que l’on dit? Là encore, il est permis de douter. Il faut se rappeler en effet qu’une conversation ne se réduit pas à un pur échange d’information. Oublier ce fait, ce serait passer à côté du caractère éminemment social et ludique du langage, qui est peut-être son trait le plus dominant. On parle de tout et de rien, on se répète, on se contredit, on se paye volontiers de grands mots, on s’en fait soi-même dupe, l’essentiel étant de parler; et ce, parfois, à seule fin de combler la vacuité de la pensée: «Die Sprache dient nur in seltenen Fällen dazu, die Gedanken zu verbergen – denn dies setzte voraus, daß jeder Sprechende auch Gedanken hat. Dem ist mitnichten so. Die Sprache hat vielmehr die Aufgabe, die Leere auszufüllen, [...]» (Le langage ne sert que rarement à recouvrir les pensées, vu qu’on ne saurait dissimuler que ce que l’on n’a. La plupart du temps, le langage a surtout pour fonction de remplir le vide) KURT TUCHOLSKY – SPRACHE IST EINE WAFFE – (Peter Panter 1928)-p. 68. Même les paroles les plus élaborées encourent le risque d’être jugées, à l’examen, creuses et vides de pensées; ainsi VOLTAIRE pointa le ridicule de certains académiciens faiseurs de harangues: «ne pouvant trouver des pensées nouvelles, ils ont cherchés des tours nouveaux, et ont parlé sans penser, comme des gens qui mâcheraient à vide» (LETTRES PHILOSOPHIQUES p. 153);  et BERGSON songeait-il précisément à HEGEL, quand il écrivit: «Les choses étant ramenées à leurs concepts, les concepts s’emboîtant les uns dans les autres, on arrive finalement à une idée des idées, par laquelle on s’imagine que tout s’explique. À vrai dire, elle n’explique pas grand-chose [...] la synthèse qu’elle opère de ces concepts est vide de matière, et purement verbale.» HENRI BERGSON, LA PENSÉE ET LE MOUVANT, p. 49-50? Sur le plan des échanges sociaux dans la vie de tous les jours, les pièces de IONESCO nous fournissent des exemples amusants et troublants de l’inanité des conversations quotidiennes, qui ne sont souvent que des chapelets de formules creuses et machinales. C’est aussi le sens de la remarque de PROUST dans DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN: «[...] on n’invente pas tout ce qu’on dit, surtout dans les moments où on agit comme personnage social.» À considérer les choses sous cet angle, on trouvera peut-être qu'il est finalement assez rare de voir des gens converser à seule fin d'échanger des idées. Le plus souvent, c’est la relation et le contact qui comptent: causer avec quelqu’un, c’est comme se «frotter» à quelqu’un, c’est déjà l’effleurer et le caresser: «Le langage est une peau.» écrit ROLAND BARTHES dans FRAGMENTS D’UN DESIR AMOUREUX. Pour Madame DE STAËL (De l’Allemagne, première partie, p. 113), parler est un «besoin», une «manière de se faire plaisir réciproquement»: «Dans toutes les classes, en France, on sent le besoin de causer: la parole n'y est pas seulement comme ailleurs un moyen de se communiquer ses idées, ses sentiments et ses affaires, mais c'est un instrument dont on aime à jouer et qui ranime les esprits, comme la musique chez quelques peuples, et les liqueurs fortes chez quelques autres. Le genre de bien-être que fait éprouver une conversation animée ne consiste pas précisément dans le sujet de la conversation; les idées ni les connaissances qu'on peut y développer n'en sont pas le principal intérêt; c'est une certaine manière d'agir les uns sur les autres, de se faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu'on pense, de jouir à l'instant de soi-même,[...]» Pour TUCHOLSKY, la parole n’est même qu’une sécrétion organique (une incontinence?) à ne pas prendre au sérieux tout compte fait: « Neben manchem andern sondern die Menschen auch Gesprochenes ab. Man muß das nicht gar so wichtig nehmen. » (Entre autres choses les humains sécrètent aussi de la parole. Il n’y a pas de quoi en faire tout un plat) KURT TUCHOLSKY – SPRACHE IST EINE WAFFE – (Peter Panter 1931) p. 99. On peut se demander si la vérité profonde du langage ne serait pas alors, pour ainsi dire, plus «animale», plus «organique» qu’on ne le suppose communément. Et si la parole, loin d’être l’existence vrai d’une pensée pure, n’était qu’une condition a priori de notre espèce humaine, au même titre que ce que, du point de vue extérieur que nous nous donnons sur les animaux mais que nous ne saurions pas même imaginer sur nous-même, nous désignons, non sans mépris, par le nom d’«instinct»?

 

         Et puis d'ailleurs pourquoi la vérité? Que cache ce désir de marquer nos pensées du sceau de la vérité, et ce, au moyen de mots? «Das Wort gibt demnach den Gedanken ihr würdigstes und wahrhaftestes Dasein.», conclut HEGEL. «Wahrhaft», qui contient de la vérité. Comme si la vérité se tenait enfouie quelque part, déjà toute faite, et ne demandait qu'à être portée, par le mot, à la lumière. Mais, si pensées il y a, pourquoi faut-il que leur «Dasein», leur existence, aient plus de vérité sous telle lumière plutôt que sous telle autre? Où est l'ombre, où est la lumière? Que serait un «Dasein» inachevé et à compléter par plus de vérité? Quel est là le lien privilégié qu'il nous est suggéré de faire entre les mots et la vérité? Car enfin: en ne concédant qu'aux seuls mots articulés le pouvoir de conférer à nos pensées une existence à part entière, en voulant à tout prix faire coïncider nos pensées à des mots, réduire celles-là à ceux-ci, sous prétexte qu'ils en sont la seule vérité valable, ne cherche-t-on pas finalement à conférer à rebours aux mots le pouvoir d'affirmer que la vérité est telle qu'elle est, préalable et indiscutable? - qui plus est peut-être, tout en s'arrogeant le pouvoir par ces mots de décréter ce qu'est cette vérité qu'on nous enjoint d'admettre? Quiconque serait ainsi tenté de nous faire croire à cette vérité, peut-être pour mieux nous y épingler et étiqueter, n'aurait-il pas tout intérêt à nous inspirer d'abord une confiance aveugle et un respect exagéré pour les mots?

 

 

 

         Il est permis à présent de conclure. Nous convenons avec HEGEL que c’est la parole qui donne aux pensées leur existence déterminée; à condition toutefois de préciser: c’est ma parole qui fait que j’ai des pensées pour moi; que ces pensées m’apparaissent à moi déterminées, et que, partant, j’en ai connaissance. Et certes ces pensées déterminées ne préexistent pas à leur expression articulée: elles sont cette expression articulée même. Mais cette constatation n'implique nullement que je ne pense pas par ailleurs, que je ne pense pas par une autre manière, ce que les autres, pour qui je suis tout entier langage et signification, perçoivent fort bien, puisqu’ils me jugeront sur la totalité de mes actes et de mon corps dans telle situation donnée, et non seulement sur mes paroles. Si je ne pensais que ce que je disais, on ne pourrait expliquer le travail de la psychanalyse, qui me permet par la parole de prendre connaissance de ce que je pense en en faisant des pensées déterminées pour moi et vis-à-vis desquelles je peux prendre du recul. Or, ce que j’apprends ainsi par ma parole, il fallait bien que je le pensasse sous une autre forme et avant les mots, puisque, en cas de guérison, non seulement je connais mes pensées mais encore, dans une brusque «illumination» je les reconnais, je les sens soudain coïncider avec ce que je pense. Ma parole m’est donc importante, mais elle n’est pas, comme l’écrit HEGEL, forcément véridique, car rien ne m’empêche de me déterminer à des pensées-objets précisément pour m’abuser sur ce que je pense en fait. On ne saurait, dans ce cas, trop se méfier de la vérité de la parole, qui n’est qu’une vérité «humaine, trop humaine», comme dirait NIETSCHE, voire suspecte, car après tout:«pourquoi vous faut-il à toute force la vérité?» (Aber warum auch durchaus Wahrheit ? §16 – PAR-DELÀ BIEN ET MAL).